Nicolas Boileau

Au Roi (I)

Le passage du Rhin.
 
En vain, pour te louer, ma muse toujours prête,
Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête :
Ce pays, où cent murs n’ont pu te résister,
Grand roi, n’est pas en vers si facile à dompter.
Des villes que tu prends les noms durs et barbares
N’offrent de toutes parts que syllabes bizarres ;
Et, l’oreille effrayée, il faut depuis l’Issel,
Pour trouver un beau mot courir jusqu’au Tessel.
Oui, partout de son nom chaque place munie
Tient bon contre le vers, en détruit l’harmonie.
Et qui peut sans frémir aborder Voèrden ?
Quel vers ne tomberait au seul nom de Heusden ?
Quelle muse à rimer en tous lieux disposée
Oserait approcher des bords du Zuiderzée ?
Comment en vers heureux assiéger Doèsbourg,
Zutphen, Wageninghen, Harderwic, Knotzembourg ?
Il n’est fort, entre ceux que tu prends par centaines,
Qui ne puisse arrêter un rimeur six semaines :
Et partout sur le Whal, ainsi que sur le Leck,
Le vers est en déroute, et le poète à sec.
 
Encor si tes exploits, moins grands et moins rapides,
Laissaient prendre courage à nos muses timides,
Peut-être avec le temps, à force d’y rêver,
Par quelque coup de l’art nous pourrions nous sauver.
Mais, dès qu’on veut tenter cette vaste carrière,
Pégase s’effarouche et recule en arrière ;
Mon Apollon s’étonne ; et Nimégue est à toi,
Que ma muse est encore au camp devant Orsoi.
Aujourd’hui toutefois mon zèle m’encourage :
Il faut au moins du Rhin tenter l’heureux passage.
Un trop juste devoir veut que nous l’essayons.
Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons :
Car, puisqu’en cet exploit tout paraît incroyable,
Que la vérité pure y ressemble à la fable,
De tous vos ornements vous pouvez l’égayer.
Venez donc, et sur-tout gardez bien d’ennuyer :
Vous savez des grands vers les disgrâces tragiques ;
Et souvent on ennuie en termes magnifiques.
 
Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,
Le Rhin tranquille, et fier du progrès de ses eaux,
Appuyé d’une main sur son urne penchante,
Dormait au bruit flatteur de son onde naissante :
Lorsqu’un cri tout-à-coup suivi de mille cris.
Vient d’un calme si doux retirer ses esprits.
Il se trouble, il regarde, et par-tout sur ses rives
Il voit fuir à grands pas ses naïades craintives,
Qui toutes accourant vers leur humide roi,
Par un récit affreux redoublent son effroi.
Il apprend qu’un héros, conduit par la victoire,
A de ses bords fameux flétri l’antique gloire ;
Que Rhinberg et Wesel, terrassés en deux jours,
D’un joug déjà prochain menacent tout son cours.
Nous l’avons vu, dit l’une, affronter la tempête
De cent foudres d’airain tournés contre sa tête.
Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux
Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux.
Il a de Jupiter la taille et le visage ;
Et, depuis ce Romain, dont l’insolent passage
Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts,
Jamais rien de si grand n’a paru sur tes bords.
 
Le Rhin tremble et frémit à ces tristes nouvelles ;
Le feu sort à travers ses humides prunelles.
C’est donc trop peu, dit-il, que l’Escaut en deux mois
Ait appris à couler sous de nouvelles lois ;
Et de mille remparts mon onde environnée
De ces fleuves sans nom suivra la destinée !
Ah ! périssent mes eaux ! ou par d’illustres coups
Montrons qui doit céder des mortels ou de nous.
 
A ces mots, essuyant sa barbe limoneuse,
Il prend d’un vieux guerrier la figure poudreuse.
Son front cicatrisé rend son air furieux ;
Et l’ardeur du combat étincelle en ses yeux.
En ce moment il part ; et, couvert d’une nue,
Du fameux fort de Skink prend la route connue.
Là, contemplant son cours, il voit de toutes parts
Ses pâles défenseurs par la frayeur épars :
Il voit cent bataillons qui, loin de se défendre,
Attendent sur des murs l’ennemi pour se rendre.
Confus, il les aborde ; et renforçant sa voix :
Grands arbitres, dit-il, des querelles des rois,
Est-ce ainsi que votre âme, aux périls aguerrie,
Soutient sur ces remparts l’honneur et la patrie ?
Votre ennemi superbe, en cet instant fameux,
Du Rhin, près de Tholus, fend les flots écumeux :
Du moins en vous montrant sur la rive opposée,
N’oseriez-vous saisir une victoire aisée ?
Allez, vils combattants, inutiles soldats ;
Laissez là ces mousquets trop pesants pour vos bras :
Et, la faux à la main, parmi vos marécages,
Allez couper vos joncs et presser vos laitages ;
Ou, gardant les seuls bords qui vous peuvent couvrir,
Avec moi, de ce pas, venez vaincre ou mourir.
 
Ce discours d’un guerrier que la colère enflamme
Ressuscite l’honneur déjà mort en leur âme ;
Et, leurs cœurs s’allumant d’un reste de chaleur,
La honte fait en eux l’effet de la valeur.
Ils marchent droit au fleuve, où Louis en personne,
Déjà prêt à passer, instruit, dispose, ordonne.
Par son ordre Grammont le premier dans les flots
S’avance soutenu des regards du héros :
Son coursier écumant sous son maître intrépide,
Nage tout orgueilleux de la main qui le guide.
Revel le suit de près : sous ce chef redouté
Marche des cuirassiers l’escadron indompté.
Mais déjà devant eux une chaleur guerrière
Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguière,
Vivonne, Nantouillet, et Coislin, et Salart ;
Chacun d’eux au péril veut la première part :
Vendôme, que soutient l’orgueil de sa naissance,
Au même instant dans l’onde impatient s’élance :
La Salle, Béringhen, Nogent, d’Ambre, Cavois,
Fendent les flots tremblants sous un si noble poids.
Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage.
Par ses soins cependant trente légers vaisseaux
D’un tranchant aviron déja coupent les eaux :
Cent guerriers s’y jetant signalent leur audace.
Le Rhin les voit d’un œil qui porte la menace ;
Il s’avance en courroux. Le plomb vole à l’instant,
Et pleut de toutes parts sur l’escadron flottant.
Du salpêtre en fureur l’air s’échauffe et s’allume,
Et des coups redoublés tout le rivage fume.
Déjà du plomb mortel plus d’un brave est atteint :
Sous les fougueux coursiers l’onde écume et se plaint.
De tant de coups affreux la tempête orageuse
Tient un temps sur les eaux la fortune douteuse ;
Mais Louis d’un regard sait bientôt la fixer :
Le destin à ses yeux n’oserait balancer.
Bientôt avec Grammont courent Mars et Bellone ;
Le Rhin à leur aspect d’épouvante frissonne :
Quand, pour nouvelle alarme à ses esprits glacés,
Un bruit s’épand qu’Enguien et Condé sont passés :
Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles,
Force les escadrons, et gagne les batailles ;
Enguien, de son hymen le seul et digne fruit,
Par lui dès son enfance à la victoire instruit.
L’ennemi renversé fuit et gagne la plaine ;
Le dieu lui-même cède au torrent qui l’entraîne ;
Et seul, désespéré, pleurant ses vains efforts,
Abandonne à Louis la victoire et ses bords.
 
Du fleuve ainsi dompté la déroute éclatante
A Wurts jusqu’en son camp va porter l’épouvante.
Wurts, l’espoir du pays, et l’appui de ses murs ;
Wurts... Ah ! quel nom, grand roi, quel Hector que ce Wurts !
Sans ce terrible nom, mal né pour les oreilles,
Que j’allais à tes yeux étaler de merveilles !
Bientôt on eût vu Skink dans mes vers emporté
De ses fameux remparts démentir la fierté ;
Bientôt.... Mais Wurts s’oppose à l’ardeur qui m’anime.
Finissons, il est temps : aussi bien si la rime
Allait mal à propos m’engager dans Arnheim,
Je ne sais pour sortir de porte qu’Hildesheim.
 
Oh ! que le ciel, soigneux de notre poésie,
Grand roi, ne nous fit-il plus voisins de l’Asie !
Bientôt victorieux de cent peuples altiers,
Tu nous aurais fourni des rimes à milliers.
Il n’est plaine en ces lieux si sèche et si stérile
Qui ne soit en beaux mots par-tout riche et fertile
Là, plus d’un bourg fameux par son antique nom
Vient offrir à l’oreille un agréable son.
Quel plaisir de te suivre aux rives du Scamandre ;
D’y trouver d’Ilion la poétique cendre ;
De juger si les Grecs, qui brisèrent ses tours,
Firent plus en DIX ans que Louis en dix jours !
Mais pourquoi sans raison désespérer ma veine ?
Est-il dans l’univers de plage si lointaine
Où ta valeur, grand roi, ne te puisse porter,
Et ne m’offre bientôt des exploits à chanter ?
Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles :
Puisqu’ainsi dans deux mois tu prends quarante villes,
Assuré des bons vers dont ton bras me répond,
Je t’attends dans deux ans aux bords de l’Hellespont.

Épîtres (1669-1698)

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