Nicolas Boileau

À mes vers

(Sur leur impatience à paraître.)
 
J’ai beau vous arrêter, ma remontrance est vaine ;
Allez, partez, mes Vers, dernier fruit de ma veine.
C’est trop languir chez moi dans un obscur séjour :
La prison vous déplaît, vous cherchez le grand jour ;
Et déjà chez Barbin, ambitieux libelles,
Vous brûlez d’étaler vos feuilles criminelles.
Vains et faibles enfants dans ma vieillesse nés,
Vous croyez sur les pas de vos heureux aînés
Voir bientôt vos bons mots, passant du peuple aux princes,
Charmer également la ville et les provinces ;
Et, par le prompt effet d’un sel réjouissant,
Devenir quelquefois proverbes en naissant.
Mais perdez cette erreur dont l’appas vous amorce.
Le temps n’est plus, mes Vers, où ma muse en sa force,
Du Parnasse français formant les nourrissons,
De si riches couleurs habillait ses leçons ;
Quand mon esprit, poussé d’un courroux légitime,
Vint devant la raison plaider contre la rime ;
A tout le genre humain sut faire le procès,
Et s’attaqua soi-même avec tant de succès.
Alors il n’était point de lecteur si sauvage
Qui ne se déridât en lisant mon ouvrage,
Et qui, pour s’égayer, souvent dans ses discours,
D’un mot pris en mes vers n’empruntât le secours.
 
Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,
Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chenue,
A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,
Onze lustres complets, surchargés de trois ans,
Cessez de présumer dans vos folles pensées,
Mes Vers, de voir en foule à vos rimes glacées
Courir, l’argent en main, les lecteurs empressés.
Nos beaux jours sont finis, nos honneurs sont passés ;
Dans peu vous allez voir vos froides rêveries
Du public exciter les justes moqueries ;
Et leur auteur, jadis à Régnier préféré,
A Pinchêne, à Linière, à Perrin comparé.
Vous aurez beau crier : « O vieillesse ennemie !
« N’a-t-il donc tant vécu que pour cette infamie ? »
Vous n’entendrez par-tout qu’injurieux brocards
Et sur vous et sur lui fondre de toutes parts.
 
Que veut-il ? dira-t-on ; quelle fougue indiscrète
Ramène sur les rangs encor ce vain athlète ?
Quels pitoyables vers ! quel style languissant !
Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout-à-coup, efflanqué, sans haleine,
Il ne laisse en tombant son maître sur l’arène.
Ainsi s’expliqueront nos censeurs sourcilleux,
Et bientôt vous verrez mille auteurs pointilleux,
Pièce à pièce épluchant vos sons et vos paroles,
Interdire chez vous l’entrée aux hyperboles ;
Traiter tout noble mot de terme hasardeux,
Et dans tous vos discours, comme monstres hideux,
Huer la métaphore et la métonymie,
Grands mots que Pradon croit des termes de chimie ;
Vous soutenir qu’un lit ne peut être effronté ;
Que nommer la luxure est une impureté,
En vain contre ce flot d’aversion publique
Vous tiendrez quelque temps ferme sur la boutique ;
Vous irez à la fin, honteusement exclus,
Trouver au magasin Pyrame et Régulus,
Ou couvrir chez Thierry, d’une feuille encor neuve.
Les méditations de Buzée et d’Hayneuve ;
Puis, en tristes lambeaux semés dans les marchés,
Souffrir tous les affronts au Jonas reprochés.
 
Mais quoi ! de ces discours bravant la vaine attaque,
Déjà, comme les vers de Cinna, d’Andromaque,
Vous croyez à grands pas chez la postérité
Courir, marqués au coin de l’immortalité !
Eh bien ! contentez donc l’orgueil qui vous enivre ;
Montrez-vous, j’y consens : mais du moins dans mon livre
Commencez par vous joindre à mes premiers écrits.
C’est là qu’à la faveur de vos frères chéris,
Peut-être enfin soufferts comme enfants de ma plume,
Vous pourrez vous sauver, épars dans le volume.
Que si mêmes un jour le lecteur gracieux,
Amorcé par mon nom, sur vous tourne les yeux,
Pour m’en récompenser, mes Vers, avec usure,
De votre auteur alors faites-lui la peinture :
Et sur-tout prenez soin d’effacer bien les traits
Dont tant de peintres faux ont flétri mes portraits.
Déposez hardiment qu’au fond cet homme horrible,
Ce censeur qu’ils ont peint si noir et si terrible,
Fut un esprit doux, simple, ami de l’équité,
Qui, cherchant dans ses vers la seule vérité,
Fit, sans être malin, ses plus grandes malices,
Et qu’enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.
Dites que, harcelé par les plus vils rimeurs,
Jamais, blessant leurs vers, il n’effleura leurs moeurs :
Libre dans ses discours, mais pourtant toujours sage,
Assez faible de corps, assez doux de visage,
Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux,
Ami de la vertu plutôt que vertueux.
 
Que si quelqu’un, mes Vers, alors vous importune
Pour savoir mes parents, ma vie et ma fortune,
Contez-lui qu’allié d’assez hauts magistrats,
Fils d’un père greffier, né d’aïeux avocats,
Dès le berceau perdant une fort jeune mère,
Réduit seize ans après à pleurer mon vieux père,
J’allais d’un pas hardi, par moi-même guidé,
Et de mon seul génie en marchant secondé,
Studieux amateur et de Perse et d’Horace,
Assez près de Régnier m’asseoir sur le Parnasse ;
Que, par un coup du sort au grand jour amené,
Et des bords du Permesse à la cour entraîné,
Je sus, prenant l’essor par des routes nouvelles,
Élever assez haut mes poétiques ailes ;
Que ce roi dont le nom fait trembler tant de rois
Voulut bien que ma main crayonnât ses exploits ;
Que plus d’un grand m’aima jusques à la tendresse ;
Que ma vue à Colbert inspirait l’allégresse ;
Qu’aujourd’hui même encor, de deux sens affaibli,
Retiré de la cour, et non mis en oubli,
Plus d’un héros, épris des fruits de mon étude,
Vient quelquefois chez moi goûter la solitude.
 
Mais des heureux regards de mon astre étonnant
Marquez bien cet effet encor plus surprenant,
Qui dans mon souvenir aura toujours sa place :
Que de tant d’écrivains de l’école d’Ignace
Étant, comme je suis, ami si déclaré,
Ce docteur toutefois si craint, si révéré,
Qui contre eux de sa plume épuisa l’énergie,
Arnauld, le grand Arnauld, fit mon apologie.
Sur mon tombeau futur, mes Vers, pour l’énoncer,
Courez en lettres d’or de ce pas vous placer :
Allez, jusqu’où l’Aurore en naissant voit l’Hydaspe,
Chercher, pour l’y graver, le plus précieux jaspe :
Surtout à mes rivaux sachez bien l’étaler.
 
Mais je vous retiens trop. C’est assez vous parler.
Déjà, plein du beau feu qui pour vous le transporte,
Barbin impatient chez moi frappe à la porte :
Il vient pour vous chercher. C’est lui : j’entends sa voix.
Adieu, mes Vers, adieu, pour la dernière fois.

Épîtres (1669-1698)

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