Nicolas Boileau

À M. de Molière

Rare et fameux esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers :
Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime,
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.
On dirait quand tu veux, qu’elle te vient chercher :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et, sans qu’un long détour t’arrête ou t’embarrasse,
A peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place.
Mais moi, qu’un vain caprice, une bizarre humeur,
Pour mes péchés, je crois, fit devenir rimeur,
Dans ce rude métier où mon esprit se tue,
En vain, pour la trouver, je travaille et je sue :
Souvent j’ai beau rêver du matin jusqu’au soir :
Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir.
Si je veux d’un galant dépeindre la figure,
Ma plume pour rimer trouve l’abbé de Pure,
Si je pense exprimer un auteur sans défaut,
La raison dit Virgile, et la rime Quinault.
Enfin, quoi que je fasse, ou que je veuille faire,
La bizarre toujours vient m’offrir le contraire.
 
De rage quelquefois, ne pouvant la trouver,
Triste, las et confus, je cesse d’y rêver ;
Et, maudissant vingt fois le démon qui m’inspire,
Je fais mille serments de ne jamais écrire.
Mais, quand j’ai bien maudit et Muses et Phébus,
Je la vois qui paraît quand je n’y pense plus :
Aussitôt, malgré moi, tout mon feu se rallume ;
Je reprends sur-le-champ le papier et la plume ;
Et de mes vains serments perdant le souvenir,
J’attends de vers en vers qu’elle daigne venir.
Encor si pour rimer, dans sa verve indiscrète,
Ma muse au moins souffrait une froide épithète,
Je ferais comme un autre, et, sans chercher si loin,
J’aurais toujours des mots pour les coudre au besoin.
Si je louais Philis, en miracle féconde,
Je trouverais bientôt, à nulle autre seconde ;
Si je voulais vanter un objet non pareil,
Je mettrais à l’instant, plus beau que le soleil ;
Enfin, parlant toujours d’astres et de merveilles,
De chefs-d’oeuvre des cieux, de beautés sans pareilles ;
Avec tous ces beaux mots, souvent mis au hasard,
Je pourrais aisément, sans génie et sans art,
Et transposant cent fois et le nom et le verbe,
Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe.
Mais mon esprit, tremblant dans le choix de ses mots,
N’en dira jamais un, s’il ne tombe à propos,
Et ne saurait souffrir qu’une phrase insipide
Vienne à la fin d’un vers remplir la place vide ;
Ainsi, recommençant un ouvrage vingt fois,
Si j’écris quatre mots, j’en effacerai trois.
 
Maudit soit le premier dont la verve insensée
Dans les bornes d’un vers renferma sa pensée,
Et, donnant à ses mots une étroite prison,
Voulut avec la rime enchaîner la raison !
Sans ce métier fatal au repos de ma vie,
Mes jours, pleins de loisirs couleraient sans envie,
Je n’aurais qu’à chanter, rire, boire d’autant,
Et, comme un gras chanoine, à mon aise et content,
Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.
Mon coeur, exempt de soins, libre de passion,
Sait donner une borne à son ambition ;
Et, fuyant des grandeurs la présence importune,
Je ne vais point au Louvre adorer la fortune :
Et je serais heureux si, pour me consumer,
Un destin envieux ne m’avait fait rimer.
 
Mais depuis le moment que cette frénésie
De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
Et qu’un démon jaloux de mon contentement
M’inspira le dessein d’écrire poliment,
Tous les jours malgré moi, cloué sur un ouvrage,
Retouchant un endroit, effaçant une page,
Enfin passant ma vie en ce triste métier,
J’envie, en écrivant, le sort de Pelletier.
 
Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume !
Tes écrits, il est vrai, sans art et languissants,
Semblent être formés en dépit du bon sens ;
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire ;
Et quand la rime enfin se trouve au bout des vers,
Qu’importe que le reste y soit mis de travers !
Malheureux mille fois celui dont la manie
Veut aux règles de l’art asservir son génie !
Un sot, en écrivant, fait tout avec plaisir.
Il n’a point en ses vers l’embarras de choisir ;
Et, toujours amoureux de ce qu’il vient d’écrire,
Ravi d’étonnement, en soi-même il s’admire.
Mais un esprit sublime en vain veut s’élever
A ce degré parfait qu’il tâche de trouver ;
Et, toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire,
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l’esprit,
Voudrait pour son repos n’avoir jamais écrit.
 
Toi donc, qui vois les maux où ma muse s’abîme,
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la rime :
Ou, puisque enfin tes soins y seraient superflus,
Molière, enseigne-moi l’art de ne rimer plus.

Les Satires (1666–1668)

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