Maurice Rollinat

Le Père Éloi

Une nuit, dans un vieux cimetière pas riche,
Ivre, le père Éloi, sacristain-fossoyeur,
Parlait ainsi, d’un ton bonhomique et gouailleur,
Gesticulant penché sur une tombe en friche :
 
   « Après que j’suis sorti d’l’auberge
   En sonnant l’Angelus, à c’soir,
   J’m’ai dit comme’ ça : Faut q’jaill’ la voir
   Au lieu d’y fair’ brûler un cierge !
 
   J’te dérang’! Sous l’herbe et la ronce
   T’es là ben tranquille à r’poser ;
   Bah ! tout seul, un brin, j’vas t’causer :
   T’as pu d’langu’, j’attends pas d’réponse.
 
   T’causer ? T’as des oreill’ de cend’e...
   Et t’étais sourde avant l’trépas.
   Mais, quéq’ ça fait q’tu m’entend’ pas...
   Si mon idée est q’tu m’entendes.
 
   J’pense à toi souvent, va, pauv’ grosse,
   Beaucoup le jour, surtout la nuit,
   Dans la noc’ comme dans l’ennui,
   Que j’boiv’ chopine ou creuse un’ fosse.
 
   J’me saoul’ pas pu depuis q’t’es morte
   Que quand t’étais du monde. Enfin,
   C’est pas tout ça ! moi, j’aim’ le vin,
   J’peux l’entonner puisque j’le porte.
 
   Fidèl’? là-d’sus faut laisser faire
   Le naturel ! on n’est pas d’bois...
   C’que c’est ! j’y pens’ pas quant e’ j’bois,
   Quant’ j’ai bu, c’est une aut’ affaire !...
 
   Si j’en trouve un’ qu’est pas trop vieille,
   Ma foi ! j’vas pas chercher d’témoins !
   Pourtant, l’âg’ yétant, j’pratiqu’ moins
   La créatur’ que la bouteille.
 
   Bah ! je l’sais, t’es pas pu jalouse
   Que cell’ qu’a pris ta succession.
   Es’ pas q’j’ai ton absolution ?
   Dis ? ma premièr’ défunte épouse ?
 
   Des services ? t’as ma promesse
   Que j’ten f’rai dir’ par mon bourgeois.
   Quoiq’ça, c’est inutil’: chaqu’ fois,
   J’te r’command’ en servant sa messe.
 
   J’voudrais t’donner queq’chos’ qui t’aille :
   Qui qui t’plairait ? qu’est-c’que tu veux ?
   Un’ coiff’? mais, tu n’as pu d’cheveux.
   Un corset ? mais, tu n’as pu d’taille.
 
   Un’ rob’? t’es qu’un bout de squelette.
   Des mitain’? T’as des mains d’poussier.
   Des sabots garnis ? t’as pu d’pieds.
   Faut pas songer à la toilette !
 
   T’donner à manger ? bon ! ça rentre...
   Mais, pour tomber où ? dans quel sac ?
   Puisque tu n’as pu d’estomac,
   Pu d’gosier, pu d’boyaux, pu d’ventre !
 
   D’l’argent ? mais, dans ton coin d’cimetière
   Qué q’t’ach’t’rais donc ? Seigneur de Dieu !
   Allons ! tiens ! pour te dire adieu
   J’vas t’fair’ cadeau d’un’ bonn’ prière.
 
   Si ça t’fait pas d’bien, comm’ dit l’autre,
   Au moins, ben sûr, ça t’fra pas d’mal.
   Mais, tu m’coût’ pas cher... c’est égal !
   Tu la mérit’ long’ la pat’nôtre ! »
 
Or, en fait d’oraison longue, le vieux narquois
Partit tout simplement, sur un signe de croix,
Grognant : « C’est tard ! tant pis, j’ai trop soif, l’diab’ m’emporte !
J’vas boire à la santé de l’âme de la morte. »

Paysages et paysans (1899)

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