Joseph Autran

Migrations

Le navire à son flanc met l’escalier mobile.
Il attend près du môle, en dehors de la ville,
Les hôtes inconnus qui, rangés sous ses mâts,
S’en iront, dès ce soir, vers de lointains climats.
Le long du quai bruyant où s’alignent les poupes,
Ils arrivent en hâte et réunis par groupes.
Étranges voyageurs ! Les destins peu cléments
Ont tout flétri sur eux, visage et vêtements.
Leur misère s’aggrave au poids de la fatigue :
Tel d’entre eux, épuisé, tombe assis sur la digue.
Leurs yeux éteints, leurs fronts chargés de lourds ennuis,
Disent qu’ils ont marché bien des jours, bien des nuits.
Sous la pluie et le vent, sous les soleils de flamme,
La souffrance à la fois dans le corps et dans l’âme,
Pêle-mêle, ils allaient ; ils traînaient par la main
Des enfants demi-nus qui pleuraient en chemin.
Leurs femmes les suivaient, pâles, plusieurs d’entre elles
Portant des nourrissons pendus à leurs seins grêles.
Aux angles de la route ils lisaient l’écriteau.
Ils s’arrêtaient, parfois, au portail d’un château,
Et voyaient, à travers le réseau de la grille,
Errer dans les gazons quelque riche famille.
Dans un champ, dans un pré, s’ils distinguaient de loin
Des fermiers recueillant leurs gerbes ou leur foin :
« Heureux ceux, pensaient-ils, que fait vivre un domaine
Où ne manque jamais le pain de la semaine ! »
 
Eux, par la rude faim dévoués à l’exil,
Ont quitté leur berceau.—Ce berceau, quel est-il ?
C’est toi, pays de l’est, province étroite, Alsace
Inhabile à nourrir le trop-plein de ta race.
Combien de tes enfants, laboureurs sans sillons,
Dès longtemps, de tes bourgs sont partis en haillons !
Ceux-ci qu’au même adieu ta pauvreté condamne,
T’ont laissée à leur tour ;—errante caravane,
Ils tentèrent aussi l’espace et les hasards.
Les voilà sur la rive ; hommes, femmes, vieillards.
Oui, même les aïeux, fronts courbés par la vie.
A l’âge où le repos est la suprême envie,
Que vont-ils faire au loin, se traînant pas à pas ?
Un jour encore ou deux, ne pouvaient-ils donc pas
Attendre que leurs os, si près de se dissoudre,
Fussent mêlés du moins à la natale poudre ?...
 
Sur le môle, en passant, les promeneurs du soir,
Sans autre souci d’eux, s’arrêtent à les voir.
Nul ami, nul parent n’est venu sur la plage
Leur adresser le vœu qui bénit le voyage.
Sur un sol étranger vous les diriez déjà.
Fardeau dont leur épaule un moment s’allégea,
Leur bagage en désordre autour d’eux se disperse.
Ce sont les seuls trésors de la fortune adverse :
Humbles coffres, manteaux, mêlés à l’attirail
Des champêtres outils réservés au travail ;
Car, une fois jetés aux bords d’un autre monde,
Le labeur est encore tout l’espoir qu’on y fonde.
 
Où vont-ils ? Devant eux, aux limites de l’eau ;
Ils vont où finira la course du vaisseau.
De ces simples esprits nul n’en sait davantage ;
L’ignorance est en eux, qui les suit à tout âge.
A cette heure, les yeux ouverts d’étonnement,
Ils regardent, pensifs, la mer, le bâtiment.
Pour la première fois venus sur une grève,
Enfants des monts lointains, ils n’avaient vu qu’en rêve
Ces espaces d’azur qui dans les horizons
Se perdent, cette mer où nagent des maisons,
Ces étranges vaisseaux que le vent, d’un coup d’aile,
Chasse, leur a-t-on dit, ainsi que l’hirondelle !
Sur ce mince navire il faudra se bercer ;
Cette sombre étendue, il faut la traverser.
Puis,—si Dieu l’a permis,—tomber sur une terre
Qui devant eux, là-bas, dresse un autre mystère !
Descendus sur ton sol, Amérique du Nord,
Que de soucis amers les attendent au bord !
Isolement, faiblesse ; avec la destinée
Lutte de chaque jour, inquiète, obstinée ;
Asile à découvrir, marches dans le désert,
Forêts où, plein d’effroi, le voyageur se perd :
Et les travaux sans fin du soc et de la hache,
Et, fléaux non prévus que l’avenir leur cache,
Ces fièvres, ces poisons bus dans un air subtil...
Du peuple entier qui part un seul reviendra-t-il ?
De ces femmes, hélas ! Combien resteront veuves,
Assises sans défense au bord des vastes fleuves !
Ils regardent, pensifs, la mer, le bâtiment.
Pour la première fois venus sur une grève,
Enfants des monts lointains, ils n’avaient vu qu’en rêve
Ces espaces d’azur qui dans les horizons
Se perdent, cette mer où nagent des maisons,
Ces étranges vaisseaux que le vent, d’un coup d’aile,
Chasse, leur a-t-on dit, ainsi que l’hirondelle !
Sur ce mince navire il faudra se bercer ;
Cette sombre étendue, il faut la traverser,
Puis, si Dieu l’a permis, tomber sur une terre
Qui devant eux, là-bas, se dresse, autre mystère !
Et de ces orphelins combien, trop tôt vieillis,
Sous un arbre au désert seront ensevelis !
 
Sur le pont, cependant, une voix les appelle.
Ils y montent d’un pied qui vacille à l’échelle.
Ainsi qu’un vil troupeau, vers la proue, à l’écart,
Ils vivront refoulés.—L’ancre est levée, on part ;
On s’en va sur la mer solitaire et profonde
Dont les ombres du soir déjà brunissent l’onde.
Le vent qui s’est levé, dans la voile, à grand bruit,
Annonce que les flots grossiront cette nuit.
Eux, mornes, accoudés le long des bastingages,
D’un œil chargé de pleurs voient s’enfuir les rivages ;
Ils murmurent tout bas quelques tristes adieux :
Car on t’aime, ô patrie ! ô terre des aïeux,
On t’aime d’un amour que rien ne peut abattre,
Que tu sois tendre mère ou cruelle marâtre !

Les Poèmes de la mer (1859)

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