Joseph Autran

Les matelots

Souffle, souffle, bon vent ! Chasse-nous de la terre,
Fais-nous bien vite fuir le rivage où s’altère
                 La fierté du marin.
A nous la haute mer ! À nous le bleu domaine
Où la liberté vogue, où chacun se promène
                 En maître souverain !
 
De grâce, passagers, laissez-nous le pont libre.
Vous qui, du pied nautique ignorant l’équilibre,
                 Obstruez le tillac,
Parisiens blafards que le roulis chagrine,
Descendez sous le pont, allez dans la cabine
                 Vous étendre au hamac.
 
Et toi, souffle, bon vent ! Soufflez, brises ailées
Qui nous fuites franchir sur les plaines salées
                 Tant d’espace en un jour ;
Brises qui, sous l’antenne, enflez la voile ronde
Comme un sein palpitant de bayadère blonde
                 Qui frissonne d’amour.
 
Souillez !—Transportez-nous d’un hémisphère à l’autre,
Nous qui, sans réclamer d’autre aide que la vôtre,
                 Voyageons bravement,
Nous les hardis marins, toujours prompts à l’ouvrage,
Enfants au bras robuste, hommes dont le courage
                 Jamais ne se dément.
 
Bercez, bercez encore, sans brutales secousses,
Les cordages tendus dont, matelots et mousses,
                 Nous hantons les réseaux ;
Bercez-nous sur la vergue entre les voiles blanches,
Comme les bois chargés d’horizontales branches
                 Balancent les oiseaux.
 
Inclinez, inclinez sur la vague poudreuse
Notre svelte vaisseau, dont la carène creuse
                 A peine son sillon,
Notre brick si léger, sous sa robe de cuivre,
Que le plus fin voilier se fatigue à poursuivre
                 Son joyeux pavillon.
 
Nous quittons sans chagrin les plaisirs du rivage.
Notre cœur cependant emporte votre image
                 Qu’il reverra souvent,
Familles, vieux amis que nous laissons près d’elles !
Et vous maîtresses, vous beautés aux cœurs fidèles...
                 Comme l’onde et le vent !
 
Il est triste parfois, quand le ciel hurle et pleure,
De songer au rivage, à la calme demeure
                 Des mères et des sœurs,
Aux nouvelles amours des changeantes maîtresses :
N’importe ! L’ouragan et ses âpres caresses
                 Ont aussi leurs douceurs !
 
Habitants des cités, engeance casanière,
A vous le temps qui suit toujours la même ornière,
                 L’immobile maison,
L’uniforme repos !—A nous la vie étrange
Qui lutte avec l’abîme, et, d’heure en heure, change
                 De face et d’horizon !
 
Oh ! Nous avons le droit de porter haut la tête !
Il est beau de courir à travers la tempête
                 Sur un mince vaisseau !
D’unir deux univers, le plus jeune à l’antique !
Il est beau, compagnons, de passer l’Atlantique
                 Comme on passe un ruisseau !
 
D’aller, de découvrir, à travers mille épreuves,
D’autres cieux, d’autres monts, des plages encore neuves,
                 Des continents entiers ;
De voir, par intervalle, émerger sous les nues
Quelque île de houris, qui sur les danses nues
                 Penche ses cocotiers ;
 
D’étendre à tout climat nos étapes marines,
De porter nos trésors, nos arts et nos doctrines
                 A cent peuples divers,
Et nous, enfants sortis d’écoles peu savantes,
De pouvoir, comme un livre aux sciences vivantes,
                 Feuilleter l’univers !
 
De dire aux nations : « Plus d’intérêts contraires !
De la paix entre vous, ambassadeurs et frères,
                 Nous échangeons le vœu.
Ô peuples ! Par nos voix la nature vous crie :
« Vous n’avez qu’un soleil, n’ayez qu’une patrie,
                 « Et n’adorez qu’un Dieu ! »
 
Souffle, souffle, bon vent ! Incline sous ses toiles
Notre brick saluant les premières étoiles
                 Qu’allume un ciel serein.
A nous la haute mer ! À nous le bleu domaine
Où la liberté vogue, où chacun se promène
                 En maître souverain !

Les Poèmes de la mer (1859)

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