Joseph Autran

La table du bord de l’eau

—Un jour enfin, disais-je, il faudrait le connaître
Ce nouvel Archiloque, en rimes passé maître,
Dont le vers, fabriqué dans un moule puissant,
Comme un marteau d’airain, frappe en retentissant.
Quel est-il ? D’où lui vient cette humeur de bataille ?
Marche-t-il, dépassant les hommes de la taille ?
De cette Némésis qu’appellent tous ses vœux
Lui voit-on la couleuvre enlacée aux cheveux ?
Sans doute son regard, feu d’une âme irascible,
Luit et pénètre en vous comme un trait dans la cible ;
Sans doute que sa voix retentit, en parlant
Comme le sourd écho d’un cratère brûlant !—
Ainsi,—cajous aimons à nous faire une image
Des poètes dont l’œuvre appelle notre hommage,
Et, selon leur esprit et leurs travaux divers,
Nous donnons à chacun l’allure de son vers,—
Ainsi, croyant trouver en ton livre un augure,
J’avais voulu, de loin, façonner ta figure,
Et, de tes derniers vers encore tout frissonnant,
Je t’habillais, au moins, en Jupiter tonnant !
Mais hier introduit dans ta haute retraite,
Pour la première fois je te vis, ô poète !
Et, réprimant soudain ma secrète terreur,
J’annulai le portrait qu’ébaucha mon erreur.
Non, tu n’étais en rien ce grand dieu de la Fable
Qui jamais aux mortels ne dit parole affable,
Et qui, tyran du ciel, d’un froncement des yeux,
Sur l’Olympe ébranlé faisait pâlir les dieux.
On pouvait t’écouter et te voir sans secousse ;
Ton regard était bon, ta parole était douce ;
Elle avait même un peu cet accent alourdi
Qui trahit dans le Nord les enfants du Midi.
 
Puis, le soir, emportés par l’agile nacelle
Loin des quais de la ville où le bruit nous harcèle,
Nous nous étions assis, trois amis, à l’écart,
A l’un de ces banquets dressés par Policard
Maritimes festins où l’on sert aux convives
La moule et la clovisse aux lèvres encore vives,
Et les tributs squameux du liquide élément,
Que l’incessante pêche apporte incessamment.
Là, tandis que la nuit tendait sa brune toile,
Tandis qu’apparaissait une première étoile,
Et que, venu du golfe, un zéphire marin
Nous apportait des flots le paisible refrain,
Nous avions, à nous trois, sur la haute terrasse,
Un de ces entretiens comme en voulait Horace,
Épanchements du cœur murmurés lentement,
Et qu’un grave silence interrompt par moment.
 
Et toi, tu nous parlais d’une heureuse vallée
Où tu vécus jadis ton enfance isolée :
Du désert de Saint-Jean, solitaire séjour
Où l’on rencontre à peine un passant en un jour ;
Des bois de pins flottant sur la colline agreste,
Du plateau de bruyère où, seule au milieu, reste
Je ne sais quelle-tour, vestige des vieux temps,
Ancien hôtelier, sur les rochers de la Réserve.
Dont pas un n’a connu les anciens habitants ;
De tes premiers travaux et de tes jeux rustiques,
Et de la maison, chère à tes dieux domestiques,
Où tu grandis avec tes frères et tes sœurs,
Et qui maintenant s’ouvre à d’autres possesseurs !
Et moi je recueillais dans mon âme attendrie
Tes souvenirs pieux d’enfance et de patrie,
Et j’admirais qu’ainsi, sans foudre et sans autel,
Mon Jupiter tonnant ne fût qu’un doux mortel !
 
Alors, un souvenir de mes pèlerinages
Renouvelant en moi ses récentes images,
Je songeai que naguère, au beau pays romain,
Un jour que je suivais un antique chemin,
Je vis à l’horizon s’élever, solitaire,
Un mont dont le sommet semblait un noir cratère,
Et ce mont, que souvent la flamme sillonna,
Était, me dit le guide, un rival de l’Etna.
Sans suspendre ma course et sans reprendre haleine,
Je marchai droit à lui, franchissant bois et plaine,
Et vallons où dormaient les troupeaux accroupis,
Et sillons ondoyants où couraient les épis.
A la fin j’atteignis ma montagne... ô surprise !
C’était un mont charmant : il berçait à la brise
Mille fleurs dont ses flancs étaient partout couverts,
Et les oiseaux du ciel chantaient dans ses bois verts.
Il sommeillait sans lave et sans bruits de tonnerre ;
Et, charmé d’un volcan pour moi si débonnaire,
Je cueillis une fleur au même bord mouvant
Où la terrible flamme éclata si souvent !

Les Poèmes de la mer (1859)

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