Jean de La Fontaine

Le chat et les deux moineaux

Quelque dieu le retient : c’est notre Souverain,
Lui qu’un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin.
Cette rapidité fut alors nécessaire ;
Peut-être elle serait aujourd’hui téméraire.
Je m’en tais ; aussi bien les Ris et les Amours
Ne sont pas soupçonnés d’aimer les longs discours.
De ces sortes de dieux votre cour se compose :
Ils ne vous quittent point. Ce n’est pas qu’après tout
D’autres divinités n’y tiennent le haut bout :
Le Sens et la Raison y règlent toute chose.
Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs,
Imprudents et peu circonspects,
S’abandonnèrent à des charmes
Qui métamorphosaient en bêtes les humains.
Les Compagnons d’Ulysse, après DIX ans d’alarmes,
Erraient au gré du vent, de leur sort incertain.
Ils abordèrent un rivage
Où la fille du Dieu du jour,
Circé, tenait alors sa Cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d’un funeste poison.
D’abord ils perdent la raison ;
Quelques moments après leur corps et leur visage
Prennent l’air et les traits d’animaux différents :
Les voilà devenus ours, lions, éléphants ;
Les uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme :
Il s’en vit de petits ; exemplum, ut talpa.
Le seul Ulysse en échappa ;
Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse
La mine d’un héros et le doux entretien,
Il fit tant que l’enchanteresse
Prit un autre poison peu différent du sien.
Une déesse dit tout ce qu’elle a dans l’âme :
Celle-ci déclara sa flamme.
À Monseigneur le duc de Bourgogne
Un Chat, contemporain d’un fort jeune Moineau,
Fut logé près de lui dès l’âge du berceau :
La cage et le panier avaient mêmes pénates.
Le Chat était souvent agacé par l’oiseau :
L’un s’escrimait du bec, l’autre jouait des pattes.
Ce dernier toutefois épargnait son ami,
Ne le corrigeant qu’à demi :
Il se fût fait un grand scrupule
D’armer de pointes sa férule.
Le Passereau, moins circonspect,
Lui donnait force coups de bec.
En sage et discrète personne,
Maître Chat excusait ces jeux :
Entre amis, il ne faut jamais qu’on s’abandonne
Aux traits d’un courroux sérieux.
Comme ils se connaissaient tous deux dès leur bas âge,
Une longue habitude en paix les maintenait ;
Jamais en vrai combat le jeu ne se tournait :
Quand un Moineau du voisinage
S’en vint les visiter, et se fit compagnon
Du pétulant Pierrot et du sage Raton.
Entre les deux oiseaux il arriva querelle ;
Et Raton de prendre parti.
« Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle,
D’insulter ainsi notre ami !
Le Moineau du voisin viendra manger le nôtre ?
Non, de par tous les chats ! » Entrant lors au combat,
Il croque l’étranger. « Vraiment, dit maître Chat,
Les Moineaux ont un goût exquis et délicat ! »
Cette réflexion fit aussi croquer l’autre.
Quelle Morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans cela, toute fable est un oeuvre imparfait.
J’en crois voir quelques traits ; mais leur ombre m’abuse.
Prince, vous les aurez incontinent trouvés :
Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma Muse :
Elle et ses soeurs n’ont pas l’esprit que vous avez.

Les fables du livre XII (1694)

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