Jean Aicard

La Sainte-Baume.

A dos d’âne, on gravit la montagne où serpente
Un chemin large, plein de rocs et dur de pente,
Entre des buissons verts, sous un soleil brûlant.
L’ânière en grand chapeau pousse l’âne indolent
Dont le pas routinier vous berce sans secousse ;
Chacun parle, et médit de sa monture douce,
Mais les ânes rêveurs laissent sans s’émouvoir
Sur leur dos résigné les quolibets pleuvoir,
Trembler la jeune fille et rire le jeune homme.
Ô héros du travail ! noble bête de somme !
 
Sur le bord du chemin surgit de loin en loin
Un pilier effondré dont on ne prend plus soin,
Où jadis se dressait, appelant la prière,
Un saint couvert de fleurs dans sa niche de pierre.
Et l’ânière qui parle à l’âne par instants
Vous conte « comment Dieu fait grâce aux repentants ;
Comment tous les chemins ramènent dans sa voie ;
Que Magdeleine était une fille de joie
Fort belle, et que Jésus toucha du doigt son front,
Ce dont les faux docteurs lui voulaient faire affront ;
Ce front touché du doigt porte encore une marque ;
Puis, Jésus mort, les Juifs mirent dans une barque
La Magdeleine en pleurs abandonnée aux flots ;
Mais Dieu la dirigea mieux que des matelots :
Elle vint en Provence, et vécut dans la Baume,
Solitaire, aspirant à l’éternel royaume,
Vivant d’herbe et d’eau pure, amoureuse de Dieu.
Dessus le saint Pilon, le plus haut point du lieu,
Des anges la portaient sur leurs bras dans l’espace,
Pour que plus près du ciel la sainte rendît grâce,
Et telle on la voyait des plus lointains vallons
Nue et s’enveloppant de ses beaux cheveux blonds.
Il est certain qu’on voit du haut de cette cime
La forêt à ses pieds, la mer, tout un abîme. »
 
L’ânière ayant parlé frappe l’âne songeur.
On atteint un plateau ; mais l’esprit voyageur
Devance les pieds lourds et déjà se recueille
Dans ce bois, encore loin, dont tremble chaque feuille.
La grotte, large et noire ouverture, apparaît
Dans le mont de granit, par-dessus la forêt
Qui monte jusqu’au seuil en pente de verdure.
 
Ô bois ! ô vieil enfant de la vieille nature,
Comme tes ifs sont fiers ! Comme ils bravent le vent,
Tes ifs noirs que la foudre a fracassés souvent !
Tes arbres, peupliers, chênes, aulnes, érables,
Micocouliers, sont tous des aïeux vénérables
Qui se dressent encore vaillants quoique meurtris ;
Le rude vent du nord qui les frappe à grands cris
Sait qu’on ne les tord pas comme les joncs des plages,
Quoique leurs cœurs rongés ne disent plus leurs âges...
 
Ô vieux magicien, ô Faust ! n’est-ce pas là
Le lieu même où l’antique Hélène te parla ?
Là, l’aile de l’amour sauvage nous effleure,
L’arbre auguste soupire et la caverne pleure ;
Qui désires-tu donc, source, éternellement ?
Mais la grande forêt est son propre tourment,
Et ne désire qu’être attentive à son rêve :
L’arbre aimant l’eau, l’eau l’arbre, et la feuille la sève,
Dans l’ordre des saisons elle poursuit toujours
Un cercle indéfini de nouvelles amours.
 
Et c’est pourquoi le monde antique t’eût peuplée
De chèvre-pieds furtifs, vaste forêt troublée,
Et tes pâtres, le soir, soufflant dans les pipeaux,
Auraient vu se mêler aux boucs de leurs troupeaux
Le satyre épiant les jeunes nymphes nues ;
Mais aujourd’hui, forêt que traversent des nues,
Dans tes caprifiguiers, tes genêts et tes houx,
Sous ton ombre où le chant des nids semble plus doux,
Parmi tes rocs vêtus de sombres hépatiques,
Nous croyons voir, rêveurs, attristés et mystiques,
Errer dans ton mystère, ô grand bois embaumé,
La Magdeleine en pleurs pour avoir trop aimé !

Les Poèmes de Provence (1874)

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