Jacques Prévert

Rue de Seine

Rue de
Seine DIX heures et demie
 
le soir
 
au coin d’une autre rue
 
un homme titube... un homme jeune
 
avec un chapeau
 
un imperméable
 
une femme le secoue...
 
elle le secoue
 
et elle lui parle
 
et il secoue la tête
 
son chapeau est tout de travers
 
et le chapeau de la femme s’apprête à tomber en arrière
 
ils sont très pâles tous les deux
 
l’homme certainement a envie de partir...
 
de disparaître... de mourir...
 
mais la femme a une furieuse envie de vivre
 
et sa voix
 
sa voix qui chuchote
 
on ne peut pas ne pas l’entendre
 
c’est une plainte...
 
un ordre...
 
un cri...
 
tellement avide cette voix...
 
et triste
 
 
 
et vivante...
 
un nouveau-né malade qui grelotte sur une tombe
 
dans un cimetière l’hiver...
 
le cri d’un être les doigts pris dans la portière...
 
une chanson
 
une phrase
 
toujours la même
 
une phrase
 
répétée...
 
sans arrêt
 
sans réponse...
 
l’homme la regarde ses yeux tournent
 
il fait des gestes avec les bras
 
comme un noyé
 
et la phrase revient
 
rue de
Seine au coin d’une autre rue
 
la femme continue
 
sans se lasser...
 
continue sa question inquiète
 
plaie impossible à panser
 
Pierre dis-moi la vérité
 
Pierre dis-moi la vérité
 
je veux tout savoir
 
dis-moi la vérité...
 
le chapeau de la femme tombe
 
Pierre je veux tout savoir
 
dis-moi la vérité...
 
ïuestion stupide et grandiose
 
Pierre ne sait que répondre
 
il est perdu
 
celui qui s’appelle
Pierre...
 
« a un sourire que peut-être il voudrait tendre
 
e* répète
 
voyons calme-toi tu es folle
 
mais il ne croit pas si bien dire
 
rnais il ne voit pas
 
 
 
il ne peut pas voir comment
 
sa bouche d’homme est tordue par son sourire
 
il étouffe
 
le monde se couche sur lui
 
et l’étouffé
 
il est prisonnier
 
coincé par ses promesses...
 
on lui demande des comptes...
 
en face de lui...
 
une machine à compter
 
une machine à écrire des lettres d’amour
 
une machine à souffrir
 
le saisit...
 
s’accroche à lui...
 
Pierre dis-moi la vérité.
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