Jacques Prévert

La boutique d’Adrienne

Les Amis des Livres.

Une boutique, un petit magasin, une baraque foraine, un temple, un igloo, les coulisses d’un théâtre, un musée de cire et de rêves, un salon de lecture et parfois une librairie toute simple avec des livres à vendre ou à louer et à rendre et des clients, les amis des livres, venus pour les feuilleter, les acheter, les emporter. Et les lire.

Depuis longtemps déjà, les littérateurs, ou tout au moins beaucoup d’entre eux, parlent avec mépris de la « littérature », et le mot littérature dans leur vocabulaire a bien mauvaise tournure.

Les films et la danse ou le récit des songes et tant de choses encore, dont la littérature, passent à la casserole du jugement péremptoire, savant et méprisant : Tout ça, c’est de la littérature !

Les peintres, les bons et les mauvais, les grands et les petits et les vrais et les faux, les vivants et les morts ne disaient jamais et ne disent pas non plus aujourd’hui du mal de la peinture. De même le jardinier devant un jardin insensé, un jardin ni fait ni à faire, un insolite et mystérieux parterre de lierre et d’orties, ne dit pas : Tout ça, c’est de l’horticulture !

Adrienne Monnier était comme ce jardinier, et dans la serre de la rue de l’Odéon où s’épanouissaient, s’échangeaient, se dispersaient ou se fanaient les idées en toute liberté, en toute hostilité, en toute promiscuité, en toute complexité, souriante, émue et véhémente, elle parlait de ce qu’elle aimait : la littérature.

Et c’est pour cela que, traversant la rue de l’Odéon, beaucoup entraient comme chez eux, chez elle, chez les livres.

Chez elle, c’était aussi un hall de gare, une salle d’attente et de départ où se croisaient de très singuliers voyageurs, gens de très loin et gens d’ici, gens de par là et gens d’ailleurs, Gens de Dublin et de Vulturne, gens de la Grande Garabagne et de Sodome et de Gomorrhe, gens des Vertes Collines, venant le plus simplement du monde le plus compliqué passer avec Adrienne une Nuit au Luxembourg, une Soirée avec Monsieur Teste, une Saison en Enfer, quelques Minutes de Sable Mémorial.

Et l’Ange du Bizarre se promenait avec Moll Flan-ders dans les Caves du Vatican, sous le Pont Mirabeau coulait la Seine le long des berges de l’Odéon, le Ciel et l’Enfer se mariaient, les Pas Perdus se recherchaient dans les Champs Magnétiques et il y avait de la musique. On pouvait entendre en sourdine Cinq Grandes Odes patriotiques magnifiquement couvertes par le refrain du Décervelage et la Chanson du Mal Aimé et les Chants terribles et beaux d’un enfant de Montevideo.

Et les Belles-Lettres ronronnaient mais, même si vous les caressiez à rebrousse-poil, Adrienne Monnier laissait faire et quelquefois même vous aidait.

Parfois de très jeunes gens, furtifs et effacés, en feuilletant les livres, prêtaient machinalement l’oreille, amusés.

Des noms étranges surgissaient des plus simples phrases, comme les mots de passe d’une très singulière société secrète : Fogar, Smerdiakow, Barnabooth, Lafcadio, Benito Cereno, Nostromo, Charlus, Moravagine, Anabase, Fantomas, Bubu de Montparnasse, Eupalinos...

Et puis les jeunes gens s’en allaient, emportant avec eux, sous le manteau, les beaux marrons du feu de la conversation, des livres non coupés, exemplaires et numérotés. Modestes et anonymes représentants du commerce des idées, des idées à revendre pas très loin sur les quais.

Et puis la nuit tombait.

Adrienne, avant de fermer boutique, toute seule avec ses livres, comme on sourit aux anges, leur souriait. Les livres, comme de bons diables, lui rendaient son sourire. Elle gardait ce sourire et s’en allait. Et ce sourire éclairait toute la rue, la rue de l’Odéon, la rue d’Adrienne Monnier.

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