Jacques Prévert

Au grand jamais

A la grande nuit au petit jour au grand jamais au petit toujours je t’aimerai
Voilà ce qu’il lui chantait
 
Son cœur à elle lui battait froid
Je voudrais que tu n’aimes que moi
 
Il lui disait qu’il était fou d’elle
 
et qu’elle était par trop raisonnable de lui
 
Au grand jamais au petit toujours au grand jour et à la petite nuit
 
Bien sûr
 
si je te dis je t’aime
 
je t’aime à en mourir
 
 
 
c’est un peu aussi pour en vivre
 
Et je ne veux pas dire que je n’aime que toi
 
que je n’aime pas partir
 
partir pour revenir
 
que je n’aime pas rire
 
et qu’à tes tendres plaintes je ne préfère pas ton sourire
 
N’aime que moi
 
dit-elle
 
ou alors ça ne compte pas
 
Essaie de comprendre
 
Comprendre ça ne m’intéresse pas
 
Tu as raison il ne s’agit pas de comprendre il s’agit de savoir
 
Je ne veux rien savoir
 
Tuas raison
 
il ne s’agit pas de savoir
 
il s’agit de vivre d’être d’exister
 
Tout ça n’existe pas
 
je veux que tu m’aimes
 
et que tu n’aimes que moi
 
mais je veux que les autres t’aiment
 
et que tu te refuses à elles
 
à cause de moi
 
Terriblement avide
 
Est-ce ma faute je suis comme ça
 
Bon dit-il et il s’en va
 
Au grand jamais au petit jour à la grande nuit au petit toujours
 
Ce n’est pas la peine de revenir
 
Elle a jeté les valises par la fenêtre et il est dans la rue seul avec les valises
 
Voilà maintenant que je suis tout seul comme un chien
 
sous la pluie puis il constate qu’il ne pleut pas c’est dommage c’est moins réussi enfin on ne peut pas avoir tous les soirs une tempête de
 
neige et le décor n’est pas toujours dramatique à souhait
L’homme laisse tomber les valises les chemises le rasoir électrique les flacons
 
et les mains dans les poches le col de pardessus relevé il fonce dans le brouillard il n’y a pas de brouillard mais l’homme pense
 
 
 
J’abandonne les bagages je fonce dans le brouillard
 
Alors il y a du brouillard
 
et l’homme est dans le brouillard
 
et pense à son grand amour
 
et remue les riolons du souvenir
 
et presse le pas parc© qu’il fait froid
 
et passe un pont et revient sur ses pas et passe un autre
 
pont et ne sait pas pourquoi
Des hommes et des femmes sortent d’un cinéma où
 
derrière une affiche il y a un prélat
Et la foule s’en va la lumière s’éteint le prêtre reste là
 
Qu’est-ce qu’il peut bien foutre derrière cette affiche ce prêtre-là
 
Comme l’homme le regarde le prêtre disparaît
 
mais passe de temps en temps la tête
 
comme le petit capucin de la petite maisonnette des très
 
rustiques baromètres une tête plate et livide comme une lune malade comme un trop vieux blanc d’œuf sur une assiette très
 
sale
Et puis après tout qu’est-ce que ça peut me foutre
Ce cinéma
 
c’est peut-être sa boîte de nuit à ce prêtre
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