Jacques Prévert

Arbres

En argot les hommes appellent les oreilles des feuilles
 
c’est dire comme ils sentent que les arbres connaissent la musique
 
mais la languie verte des arbres est un argot bien plus ancien
 
Qui peut savoir ce qu’ils disent lorsqu’ils parlent des humains
 
Les arbres parlent arbre comme les enfants parlent enfant
 
Quand un enfant de femme et d’homme adresse la parole à un arbre
 
 
 
l’arbre répond
 
l’enfant l’entend
 
Plus tard l’enfant
 
parle arboriculture
 
avec ses maîtres et ses parents
 
Il n’entend plus la voix des arbres
 
il n’entend plus leur chanson dans le vent
 
Pourtant parfois une petite fille pousse un cri de détresse dans un square de ciment armé d’herbe morne et de terre souillée
Est-ce... oh... est-ce la tristesse d’être abandonnée qui me fait crier au secours ou la crainte que vous m’oubliiez arbres de ma jeunesse ma jeunesse pour de vrai
Dans l’oasis du souvenir une source vient de jaillir est-ce pour me faire pleurer
J’étais si heureuse dans la foule la foule verte de la forêt avec la peur de me perdre et la crainte de me retrouver
 
N’oubliez pas votre petite amie arbres de ma forêt.
 
 
 
A
Antibes rue de l’Hôpital
 
où l’herbe à chats surgit encore indemne entre les
 
pavés il y a un grand micocoulier
Il est dans la cour de l’asile des vieillards
Hé oui c’est un micocoulier dit un vieillard assis sur un banc de pierre contre un mur de pierre
 
et sa voix est doucement bercée par le soleil d’hiver
Micocoulier
 
ce nom d’arbre roucoule dans la voix usée
 
Et il est millénaire
 
ajoute le vieil homme en toute simplicité
 
beaucoup plus vieux que moi mais tellement plue
 
jeune encore millénaire et toujours vert
Et dans la voix de l’apprenti centenaire il y a un peu d’envie beaucoup d’admiration une grande détresse et une immense fraîcheur.
 
 
 
Si jamais à
Paris
 
vous passez par la rue
Pillet-Will
 
 
 
qui va de la rue
La
Fayette à la rue
Laffitte
 
en tournant oblique
 
emportez une plante
 
vm brin d’herbe
 
un petit arbre
 
ou alors il vous arrivera
 
oh non pas malheur
 
mais un tel ennui instantané et qui vous attend au tournant que même le petit bossu de la rue
Quincampoix en grelotterait d’ennui et d’horreur
 
pauvre petit spectre
 
sur lequel cette rue bardée de misère d’or
 
jetterait
 
comme une aumône
 
un froid
 
Celui qui plantera un arbre secret dans la rue
Pillet
 
Will n’aura son nom marqué sur aucune façade mais sans le savoir les passants lui seront très reconnaissants en écoutant dans cette rue mendiante stricte et veuve
 
de tout un petit air de musique verte insolite salutaire et surprenant.
 
 
 
Dans un bois
 
un homme s’égare
 
Un homme de nos jours et des siens en même temps
 
Et cet homme égaré sourit
 
il sait la ville tout près
 
et qu’on ne se perd pas comme ça
 
il tourne sur lui-même
 
Mais le temps passe
 
oui le temps disparaît et bientôt le sourire aussi
 
Il tourne sur lui-même
 
qui tourne autour de lui
 
L’espace est une impasse
 
où son temps s’abolit
 
D a un peu terreur
 
il a un peu ennui
 
C’est idiot se dit-il
 
mais il a de plus en plus terreur
 
ennui souci
 
Est-ce
Meudon la
Forêt-Noire
Bondy
 
les gorges de
Ribemont
 
d’Apremont
 
n sait pourtant
 
que c’est le bois de
Clam art
 
mais il y a quelque chose dans sa mémoire
 
dans son imaginatoire
 
quelque chose qui hurle à la mort
 
en lui tenant les côtes
 
Mais il a beau essayer de sourire encore
 
le fou rire de l’enfance
 
est enfermé dans le cabinet noir
 
Il a terreur et panique de logique
 
et dans ce bois comme navire sur la mer
 
il a roulis angoisse désarroi de navire
 
Oh je ne suis pas superstitieux
 
mais je voudrais toucher du bois
 
pour ne pas le devenir
 
Toucher du bois
 
tout est là
 
Et dans son désarroi
 
il se fouille comme un flic fouille et palpe un autre
 
être
Pas de cure-dents pas d’allumettes nulle amulette
Il est de plus en plus perdu aux abois comme biche ou cerf et il oublie de plus en plus que les arbres sont des arbres et que les arbres sont en bois
 
Toucher du bois
 
toucher du bois
 
Soudain derrière lui tout entier
 
le bois
 
dans un véritable fou rire
 
intact ensoleillé
 
disparaît
 
Sur une route
 
passe un laveur de carreaux
 
en vélo
 
une échelle sur l’épaule
 
beau comme un clown de
Médrano
 
Une échelle
 
une échelle en bois
 
en bois à toucher
 
L’homme
 
comme un naufragé hurle terre
 
comme un assoiffé hurle eau
 
comme un condamné hurle grâce
 
l’homme hèle le cycliste
 
l’homme hurle bois
 
Le cycliste passe
 
Un corbillard rapide et vide
 
avec un chauffeur hilare
 
renverse l’homme sans s’en apercevoir.
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