Henri-Frédéric Amiel

L’épreuve du talent.

Oui, l’Art est grand ! Ses bois sacrés
Te sont ouverts ; courage, adepte !
Comme néophyte il t’accepte,
Tu peux franchir tous ses degrés.
Sa grandeur n’est point dans la pompe ;
Il ennoblit chêne et fétu,
     Et sourit au turlututu
Comme au large accent de la trompe.
 
Mais sois prudent, crainte d’affront ;
Pèse ta force ; l’âme éprise
Sur ses dons fait parfois méprise :
Jeune homme, as-tu l’étoile au front ?
Pour un pinceau se tient l’estompe ;
Tout dard, hélas ! se croit pointu ;
     Et souvent le turlututu,
S’estime être une jeune trompe.
 
Sois constant, si tu te sens fort ;
Travaille ! dans l’art, rien sans peine !
Mais ta peine peut être vaine,
Le talent n’est point dans l’effort.
Courbe ton arc, mais sans qu’il rompe ;
Ne confonds pas fort et têtu ;
     En s’obstinant, turlututu
Ne prends pas la voix de la trompe.
 
Oui, l’Art est grand, oui, l’Art est beau,
Mais réclame un prêtre robuste :
Pour le fort, c’est un temple auguste ;
Pour l’impuissant, c’est un tombeau !
L’Art, sévère pour qui se trompe,
Dit : Que peux-tu ? Non : Que veux-tu ?
     Souffle dans un turlututu
Si tu ne peux remplir la trompe.

Grains de mil (1854)

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