Félix Arvers

Ce qui peut arriver à tout le monde

                               I
 
J’ai toujours voulu voir du pays, et la vie
Que mène un voyageur m’a toujours fait envie.
Je me suis dit cent fois qu’un demi-siècle entier
Dans le même logis, dans le même quartier ;
Que DIX ans de travail, dix ans de patience
A lire les docteurs et creuser leur science,
Ne valent pas six mois par voie et par chemin,
Six mois de vie errante, un bâton à la main.
—Eh bien ! me voici prêt, ma valise est remplie ;
Où vais-je !—En Italie.—Ah, fi donc ! l’Italie !
Voyage de badauds, de beaux fils à gants blancs.
Qui vont là par ennui, par ton, comme à Coblentz,
En poste, au grand galop, traversant Rome entière,
Et regardent ton ciel, Naples, par la portière.
—Mais ce que je veux, moi, voir avant de mourir,
Où je veux à souhait rêver, chanter, courir.
C’est l’Espagne, ô mon cœur ! c’est l’hôtesse des Maures,
Avec ses orangers et ses frais sycomores,
Ses fleuves, ses rochers à pic, et ses sentiers
Où s’entendent, la nuit, les chants des muletiers ;
L’Espagne d’autrefois, seul débris qui surnage
Du colosse englouti qui fut le moyen âge ;
L’Espagne et ses couvents, et ses vieilles cités
Toutes ceintes de murs que l’âge a respectés ;
Madrid. Léon, Burgos, Grenade et cette ville
Si belle, qu’il n’en est qu’une au monde. Séville !
La ville des amants, la ville des jaloux,
Fière du beau printemps de son ciel andalou,
Qui, sous ses longs arceaux de blanches colonnades,
S’endort comme une vierge, au bruit des sérénades.
Jusqu’à tant que pour moi le jour se soit levé
Où je pourrai te voir et baiser ton pavé,
Séville ! c’est au sein de cette autre patrie
Que je veux, mes amis, mettre, ma rêverie ;
C’est là que j’enverrai mon âme et chercherai
De doux récits d’amour que je vous redirai.
 
                               II
 
A Séville autrefois (pour la date il n’importe),
Près du Guadalquivir, la chronique rapporte
Qu’une dame vivait, qui passait saintement
Ses jours dans la prière et le recueillement :
Ses charmes avaient su captiver la tendresse
De l’alcade, et c’était, comme on dit, sa maîtresse ;
Ce qui n’empêchait pas que son nom fût cité
Comme un exemple à tous d’austère piété.
Car elle méditait souvent les évangiles,
Jeûnait exactement quatre-temps et vigiles.
Communiait à Pâque, et croyait fermement
Que c’est péché mortel d’avoir plus d’un amant
A la fois. Ainsi donc, en personne discrète.
Elle vivait au fond d’une obscure retraite,
Toute seule et n’ayant de gens dans sa maison
Qu’une duègne au-delà de l’arrière-saison,
Qu’on disait avoir eu, quand elle était jolie.
Ses erreurs de jeunesse, et ses jours de folie.
Voyant venir les ans, et les amans partir,
En femme raisonnable elle avait cru sentir
Qu’en son âme, un beau jour, était soudain venue
Une vocation jusqu’alors inconnue ;
Au monde, qui fuyait, elle avait dit adieu,
Et pour ses vieux péchés s’était vouée à Dieu.
 
Une fois, au milieu d’une de ces soirées
Que prodigue le ciel à ces douces contrées,
Le bras nonchalamment jeté sur son chevet,
Paquita (c’est le nom de la dame) rêvait :
Son œil s’était voilé, silencieux et triste ;
Et tout près d’elle, au pied du lit, sa camariste
Disait dévotement, un rosaire à la main,
Ses prières du soir dans le rite romain.
Voici que dans la rue, au pied de la fenêtre,
Un bruit se fit entendre ; elle crut reconnaître
Un pas d’homme, prêta l’oreille ; en ce moment
Une voix s’éleva qui chantait doucement :
 
         « Merveille de l’Andalousie.
         Étoile qu’un ange a choisie
         Entre celles du firmament,
         Ne me fuis pas ainsi ; demeure,
         Si tu ne veux pas que je meure
         De désespoir, en te nommant !
 
         J’ai visité les Asturies,
         Aguilar aux plaines fleuries,
         Tordesillas aux vieux manoirs :
         J’ai parcouru les deux Castilles.
         Et j’ai bien vu sous les mantilles
         De grands yeux et des sourcils noirs :
 
         Mais, ô lumière de ma vie,
         Dans Barcelone ou Ségovie,
         Dans Girone au ciel embaumé,
         Dans la Navarre ou la Galice,
         Je n’ai rien vu qui ne pâlisse
         Devant les yeux qui m’ont charmé ! »
 
Quand la nuit est bien noire, et que toute la terre,
Comme de son manteau, se voile de mystère,
Vous est-il arrivé parfois, tout en rêvant,
D’ouïr des sons lointains apportés par le vent ?
Comme alors la musique est plus douce ! Il vous semble
Que le ciel a des voix qui se parlent ensemble,
Et que ce sont les saints qui commencent en chœur
Des chants qu’une autre voix achève dans le cœur.
—A ces sons imprévus, tout émue et saisie,
La dame osa lever un coin de jalousie
Avec précaution, et juste pour pouvoir
Découvrir qui c’était, mais sans se laisser voir.
En ce moment la lune éclatante et sereine
Parut au front des cieux comme une souveraine ;
A ses pâles rayons un regard avait lui,
Elle le reconnut, et dit : « C’est encor lui ! »
C’était don Gabriel, que par toute la ville
On disait le plus beau cavalier de Séville ;
Bien fait, de belle taille et de bonne façon ;
Intrépide écuyer et ferme sur l’arçon,
Guidant son andalou avec grâce et souplesse,
Et de plus gentilhomme et de haute noblesse ;
Ce que sachant très bien, et comme, en s’en allant,
Son bonhomme de père avait eu le talent
De lui laisser comptant ce qu’il faut de richesses
Pour payer la vertu de plus de cent duchesses,
Il allait tête haute, en homme intelligent
Du prix de la noblesse unie avec l’argent.
Mais quand le temps d’aimer, car enfin, quoi qu’on dit,
Il faut tous en passer par cette maladie,
Qui plus tôt, qui plus tard ; quand ce temps fut venu,
Et qu’un trouble arriva jusqu’alors inconnu,
Soudain il devint sombre : au fond de sa pensée
Une image de femme un jour était passée ;
Il la cherchait partout. Seul, il venait s’asseoir
Sous les arbres touffus d’Alaméda, le soir.
A cette heure d’amour où la terre embrasée
Voit son sein rafraîchir sous des pleurs de rosée.
Un jour qu’il était là, triste, allant sans savoir
Où se portaient ses pas, et regardant sans voir,
Une femme passa : vision imprévue.
Qu’il reconnut soudain sans l’avoir jamais vue !
C’était la Paquita : c’était elle ! elle avait
Ces yeux qu’il lui voyait, la nuit, quand il rêvait.
Le souris, la démarche et la taille inclinée
De l’apparition qu’il avait devinée.
Il est de ces moments qui décident des jours
D’un homme ! Depuis lors il la suivait toujours,
Partout, et c’était lui dont la voix douce et tendre
Avait trouvé les chants qu’elle venait d’entendre.
 
                               III
 
Comment don Gabriel se fit aimer, comment
Il entra dans ce cœur tout plein d’un autre amant,
Je n’en parlerai pas, lecteur, ne sachant guère,
Depuis qu’on fait l’amour, de chose plus vulgaire ;
Donc, je vous en fais grâce, et dirai seulement,
Pour vous faire arriver plus vite au dénouement.
Que la dame à son tour.—car il n’est pas possible
Que femme à tant d’amour garde une âme insensible,
—Après avoir en vain rappelé sa vertu.
Avoir prié longtemps, et longtemps combattu.
N’y pouvant plus tenir, sans doute, et dominée
Par ce pouvoir secret qu’on nomme destinée,
Ne se contraignit plus, et cessa d’écouter
Un reste de remords qui voulait l’arrêter :
Si bien qu’un beau matin, au détour d’une allée,
Gabriel vit venir une duègne voilée,
D’un air mystérieux l’aborder en chemin,
Regarder autour d’elle, et lui prendre la main
En disant : « Une sage et discrète personne,
Que l’on ne peut nommer ici, mais qu’on soupçonne
Vous être bien connue et vous toucher de près,
Mon noble cavalier, me charge tout exprès
De vous faire savoir que toute la soirée
Elle reste au logis, et serait honorée
De pouvoir vous apprendre, elle-même, combien
A votre seigneurie elle voudrait de bien. »
 
Banquiers, agents de change, épiciers et notaires,
Percepteurs, contrôleurs, sous-chefs de ministères
Boutiquiers, électeurs, vous tous, grands et petits.
Dans les soins d’ici-bas lourdement abrutis,
N’est-il pas vrai pourtant que, dans cette matière,
Où s’agite en tous sens votre existence entière.
Vous n’avez pu flétrir votre âme, et la fermer
Si bien, qu’il n’y demeure un souvenir d’aimer ?
Oh ! qui ne s’est, au moins une fois dans sa vie,
D’une extase d’amour senti l’âme ravie !
Quel cœur, si desséché qu’il soit, et si glacé,
Vers un monde nouveau ne s’est point élancé ?
Quel homme n’a pas vu s’élever dans les nues
Des chœurs mystérieux de vierges demi-nues ;
Et lorsqu’il a senti tressaillir une main,
Et qu’une voix aimée a dit tout bas : « Demain »,
Oh ! qui n’a pas connu cette fièvre brûlante,
Ces imprécations à l’aiguille trop lente,
Et cette impatience à ne pouvoir tenir
En place, et comme un jour a de mal à finir !
—Hélas ! pourquoi faut-il que le ciel nous envie
Ces instants de bonheur, si rares dans la vie,
Et qu’une heure d’amour, trop prompte à s’effacer,
Soit si longue à venir, et si courte à passer !
 
Après un jour, après un siècle entier d’attente,
Gabriel, l’œil en feu, la gorge haletante,
Arrive ; on l’attendait. Il la vit,—et pensa
Mourir dans le baiser dont elle l’embrassa.
 
                               IV
 
La nature parfois a d’étranges mystères !
 
                               V
 
Derrière le satin des rideaux solitaires
Que s’est-il donc passé d’inouï ? Je ne sais :
On entend des soupirs péniblement poussés.
Et soudain Paquita s’écriant : « Honte et rage !
Sainte mère de Dieu ! c’est ainsi qu’on m’outrage !
Quoi ! ces yeux, cette bouche et cette gorge-là,
N’ont de ce beau seigneur obtenu que cela !
Il vient dire qu’il m’aime ! et quand je m’abandonne
Aux serments qu’il me fait, grand Dieu ! que je me donne,
Que je risque pour lui mon âme, et je la mets
En passe d’être un jour damnée à tout jamais,
‘Voilà ma récompense ! Ah ! pour que tu réveilles
Ce corps tout épuisé de luxure et de veilles,
Ma pauvre Paquita, tu n’es pas belle assez !
Car, ne m’abusez pas, maintenant je le sais.
Sorti d’un autre lit, vous venez dans le nôtre
Porter des bras meurtris sous les baisers d’une autre :
Elle doit s’estimer heureuse, Dieu merci.
De vous avoir pu mettre en l’état que voici.
Celle-là ! car sans doute elle est belle, et je pense
Qu’elle est femme à valoir qu’on se mette en dépense !
 
Je voudrais la connaître, et lui demanderais
De m’enseigner un peu ses merveilleux secrets.
Au moins, vous n’avez pas si peu d’intelligence
De croire que ceci restera sans vengeance.
Mon illustre seigneur ! Ah ! l’aimable roué !
Vous apprendrez à qui vous vous êtes joué !
Çà, vite en bas du lit, qu’on s’habille, et qu’on sorte !
Certes, j’espère bien vous traiter de la sorte
Que vous me connaissiez, et de quel châtiment
La Paquita punit l’outrage d’un amant ! »
 
Elle parlait ainsi lorsque, tout effarée,
La suivante accourut : « A la porte d’entrée,
L’alcade et trois amis, qu’il amenait souper,
Dit-elle, sont en bas qui viennent de frapper !
—Bien ! dit la Paquita ; c’est le ciel qui l’envoie !
—Ah ! señora ! pour vous, gardez que l’on me voie !
—Au contraire, dit l’autre. Allez ouvrir ! merci.
Mon Dieu ; je t’appelais, Vengeance ; te voici ! »
Et sitôt que la duègne en bas fut descendue,
La dame de crier : « A moi ! je suis perdue !
Au viol ! je me meurs ! au secours ! au secours !
Au meurtre ! à l’assassin ! Ah ! mon seigneur, accours ! »
Tout en disant cela, furieuse, éperdue,
Au cou de Gabriel elle s’était pendue.
Le serrait avec rage, et semblait repousser
Ses deux bras qu’elle avait contraints à l’embrasser ;
Et lui, troublé, la tête encor tout étourdie,
Se prêtait à ce jeu d’horrible comédie,
Sans deviner, hélas ! que, pour son châtiment,
C’était faire un prétexte et servir d’instrument !
 
L’alcade cependant, à ces cris de détresse,
Accourt en toute hâte auprès de sa maîtresse :
« Seigneur ! c’est le bon Dieu qui vous amène ici ;
Vengez-vous, vengez-moi ! Cet homme que voici,
Pour me déshonorer, ce soir, dans ma demeure...
—Femme, n’achevez pas, dit l’alcade ; qu’il meure !
—Qu’il meure ; reprit-elle.—Oui ; mais je ne veux pas
Lui taire de ma main un si noble trépas ;
Çà, messieurs, qu’on l’emmène, et que chacun pâlisse
En sachant à la fois le crime et le supplice ! »
Gabriel, cependant, s’étant un peu remis.
Tenta de résister ; mais pour quatre ennemis,
Hélas ! il était seul, et sa valeur trompée
Demanda vainement secours à son épée ;
Elle s’était brisée en sa main : il fallut
Se rendre, et se soumettre à tout ce qu’on voulut.
 
Devant la haute cour on instruisit l’affaire ;
Le procès alla vite, et quoi que pussent faire
Ses amis, ses parents et leur vaste crédit.
Qu’au promoteur fiscal don Gabriel eût dit :
« C’est un horrible piège où l’on veut me surprendre.
Un crime ! je suis noble, et je dois vous apprendre,
Seigneur, qu’on n’a jamais trouvé dans ma maison
De rouille sur l’épée ou de tache au blason !
Seigneur, c’est cette femme elle-même, j’en jure
Par ce Christ qui m’entend et punit le parjure.
Qui m’avait introduit dans son appartement ;
Et comment voulez-vous qu’à pareille heure ?...—Il ment !
Disait la Paquita ; d’ailleurs la chose est claire.
J’ai mes témoins : il faut une peine exemplaire.
Car je vous l’ai promis, et qu’un juste trépas
Me venge d’un affront que vous n’ignorez pas ! »
 
                               VI
 
Or, s’il faut maintenant, lecteur, qu’on vous apprenne—
La fin de tout ceci, par la cour souveraine
Il fut jugé coupable à l’unanimité ;
Et comme il était noble, il fut décapité.

Mes heures perdues (1833)

#ÉcrivainsFrançais

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