Émile Verhaeren

Dialogue

Sois ton bourreau toi-même ;
N’abandonne le soin de te martyriser
A personne, jamais. Donne ton seul baiser
Au désespoir ; déchaîne en toi l’âpre blasphème ;
Force ton âme, éreinte-la contre l’écueil :
Les maux du coeur qu’on exaspère, on les commande ;
La vie, hélas ! ne se corrige ou ne s’amende
Que si la volonté la terrasse d’orgueil.
Sa norme est la douleur. Hélas ! qui s’y résigne ?
—Certes, je veux exacerber les maux en moi.
Comme jadis les grands chrétiens, mordus de foi,
Se torturaient avec une ferveur maligne,
Je veux boire les souffrances, comme un poison
Vivant et fou ; je cinglerai de mon angoisse
Mes pauvres jours, ainsi qu’un tocsin de paroisse
S’exalte à disperser le deuil sur l’horizon.
 
Cet héroïsme intime et bizarre m’attire :
Se préparer sa peine et provoquer son mal
Avec acharnement, et dompter l’animal
De misère et de peur, qui dans le coeur se mire
Toujours ; se redresser cruel, mais contre soi,
Vainqueur de quelque chose enfin, et moins languide
Et moins banalement en extase du vide.
 
—Sois ton pouvoir, sois ton tourment, sois ton effroi.
Et puis, il est des champs d’hostilités tentantes
Que des hommes de marbre, avec de fortes mains,
Ont cultivés ; il est de terribles chemins,
Où leurs cris violents et leurs marches battantes
Sont entendus : c’est là que, sur tel roc vermeil,
Le soir allume, au loin, le sang et les tueries
Et que luisent, parmi des lianes flétries,
De scintillants couteaux de crime et de soleil !

Les débâcles (1888)

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