Charles-Augustin Sainte-Beuve

Rome

               À Madame de Staël.
 
 
Au sein de Parthénope as-tu goûté la vie ?
Dans le tombeau du monde apprenons à mourir !
Sur cette terre en vain, splendidement servie,
Le même astre immortel règne sans se couvrir ;
 
En vain, depuis les nuits des hautes origines,
Un ciel inaltérable y luit d’un fixe azur,
Et, comme un dais sans plis au front des Sept-Collines,
S’étend des monts Sabins jusqu’à la tour d’Astur :
 
Un esprit de tristesse immuable et profonde
Habite dans ces lieux et conduit pas à pas ;
Hors l’écho du passé, pas de voix qui réponde ;
Le souvenir vous gagne, et le présent n’est pas.
 
Accouru de l’Olympe, au matin de Cybèle,
Là Saturne apporta l’anneau des jours anciens ;
Janus assis scella la chaîne encor nouvelle ;
Vinrent les longs loisirs des Rois Arcadiens.
 
Et sans quitter la chaîne, en descendant d’Évandre,
On peut, d’or ou d’airain, tout faire retentir :
Chaque pierre a son nom, tout mont garde sa cendre,
Vieux Roi mystérieux, Scipion ou martyr.
 
Avoir été, c’est Rome aujourd’hui tout entière.
Janus ici lui-même apparaît mutilé ;
Son front vers l’avenir n’a forme ni lumière,
L’autre front seul regarde un passé désolé.
 
Et quels aigles pourraient lui porter les augures,
Quelle Sibylle encor lui chanter l’avenir ?
Ah ! le monde vieillit, les nuits se font obscures...
Et nous venus si tard, et pour tout voir finir,
 
Nous, rêveurs d’un moment, qui voulons des asiles,
Sans plus nous émouvoir des spectacles amers,
Dans la Ville éternelle, il nous siérait, tranquilles,
Au bout de son déclin, d’attendre l’Univers.
 
Voilà de Cestius la pyramide antique ;
L’ombre au bas s’en prolonge et meurt dans les tombeaux
Le soir étend son deuil et plus avant m’explique
La scène d’alentour, sans voix et sans flambeaux.
 
Comme une cloche au loin confusément vibrante,
La cime des hauts pins résonne et pleure au vent :
Seul bruit dans la nature ! on la croirait mourante ;
Et, parmi ces tombeaux, moi donc, suis-je vivant !
 
Heure mélancolique où tout se décolore
Et suit d’un vague adieu l’astre précipité !
Les étoiles au ciel ne brillent pas encore :
Espace entre la vie et l’immortalité !
 
Mais, quand la nuit bientôt s’allume et nous appelle
Avec ses yeux sans nombre ardents et plus profonds,
L’esprit se reconnaît, sentinelle fidèle,
Et fait signe à son char aux lointains horizons.
 
C’est ainsi que ton œil, ô ma noble Compagne,
Beau comme ceux des nuits, à temps m’a rencontré ;
Et je reçois de Toi, quand le doute me gagne,
Vérité, sentiment, en un rayon sacré.
 
Celui qui dans ta main sentit presser la sienne,
Pourrait-il du Destin désespérer jamais ?
Rien de grand avec toi que le bon n’entretienne,
Et le chemin aimable est près des hauts sommets.
 
Tant de trésors voisins, dont un peuple se sèvre,
Tentent ton libre esprit et font fête à ton cœur.
Laisse-moi découvrir son secret à ta lèvre,
Quand le fleuve éloquent y découle en vainqueur !
 
De ceux des temps anciens et de ceux de nos âges
Longtemps nous parlerons, vengeant chaque immolé ;
Et quand, vers le bosquet des pieux et des sages,
Nous viendrons au dernier, à ton père exilé,
 
Si ferme jusqu’au bout en lui-même et si maître,
Si tendre au genre humain par oubli de tout fiel,
Nous bénirons celui que je n’ai pu connaître,
Mais qui m’est révélé dans ton deuil éternel !

Pensées d’août (1837)

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