Antoine de Latour

Pantouns Malais

                         I.
 
L’éclair vibre sa flèche torse
À l’horizon mouvant des flots.
Sur ta natte de fine écorce
Tu rêves, les yeux demi-clos.
 
À l’horizon mouvant des flots
La foudre luit sur les écumes.
Tu rêves, les yeux demi-clos,
Dans la case que tu parfumes.
 
La foudre luit sur les écumes,
L’ombre est en proie au vent hurleur.
Dans la case que tu parfumes
Tu rêves et souris, ma fleur !
 
L’ombre est en proie au vent hurleur,
Il s’engouffre au fond des ravines.
Tu rêves et souris, ma fleur !
Le cœur plein de chansons divines.
 
Il s’engouffre au fond des ravines,
Parmi le fracas des torrents.
Le cœur plein de chansons divines,
Monte, nage aux cieux transparents !
 
Parmi le fracas des torrents
L’arbre éperdu s’agite et plonge.
Monte, nage aux cieux transparents,
Sur l’aile d’un amoureux songe !
 
L’arbre éperdu s’agite et plonge,
Le roc bondit déraciné.
Sur l’aile d’un amoureux songe
Berce ton cœur illuminé !
 
Le roc bondit déraciné
Vers la mer ivre de sa force.
Berce ton cœur illuminé !
L’éclair vibre sa flèche torse.
 
                         II.
 
Voici des perles de mascate
Pour ton beau col, ô mon amour !
Un sang frais ruisselle, écarlate,
Sur le pont du blême giaour.
 
Pour ton beau col, ô mon amour,
Pour ta peau ferme, lisse et brune !
Sur le pont du blême giaour
Des yeux morts regardent la lune.
 
Pour ta peau ferme, lisse et brune,
J’ai conquis ce trésor charmant.
Des yeux morts regardent la lune
Farouche au fond du firmament.
 
J’ai conquis ce trésor charmant,
Mais est-il rien que tu n’effaces ?
Farouche au fond du firmament,
La lune reluit sur leurs faces.
 
Mais est-il rien que tu n’effaces ?
Tes longs yeux sont un double éclair.
La lune reluit sur leurs faces,
L’odeur du sang parfume l’air.
 
Tes longs yeux sont un double éclair ;
Je t’aime, étoile de ma vie !
L’odeur du sang parfume l’air,
Notre fureur est assouvie.
 
Je t’aime, étoile de ma vie,
Rayon de l’aube, astre du soir !
Notre fureur est assouvie,
Le Giaour s’enfonce au flot noir.
 
Rayon de l’aube, astre du soir,
Dans mon cœur ta lumière éclate !
Le Giaour s’enfonce au flot noir !
Voici des perles de mascate.
 
                         III.
 
Sous l’arbre où pend la rouge mangue
Dors, les mains derrière le cou.
Le grand python darde sa langue
Du haut des tiges de bambou.
 
Dors, les mains derrière le cou,
La mousseline autour des hanches.
Du haut des tiges de bambou
Le soleil filtre en larmes blanches.
 
La mousseline autour des hanches,
Tu dores l’ombre, et l’embellis.
Le soleil filtre en larmes blanches
Parmi les nids de bengalis.
 
Tu dores l’ombre, et l’embellis,
Dans l’herbe couleur d’émeraude.
Parmi les nids de bengalis
Un vol de guêpes vibre et rôde.
 
Dans l’herbe couleur d’émeraude
Qui te voit ne peut t’oublier !
Un vol de guêpes vibre et rôde
Du santal au géroflier.
 
Qui te voit ne peut t’oublier ;
Il t’aimera jusqu’à la tombe.
Du santal au géroflier
L’épervier poursuit la colombe.
 
Il t’aimera jusqu’à la tombe !
Ô femme, n’aime qu’une fois !
L’épervier poursuit la colombe ;
Elle rend l’âme au fond des bois.
 
Ô femme, n’aime qu’une fois !
Le Praho sombre approche et tangue.
Elle rend l’âme au fond des bois
Sous l’arbre où pend la rouge mangue.
 
                         IV.
 
Le hinné fleuri teint tes ongles roses,
Tes chevilles d’ambre ont des grelots d’or.
J’entends miauler, dans les nuits moroses,
Le Seigneur rayé, le Roi de Timor.
 
Tes chevilles d’ambre ont des grelots d’or,
Ta bouche a le goût du miel vert des ruches.
Le seigneur rayé, le roi de Timor,
Le voilà qui rôde et tend ses embûches.
 
Ta bouche a le goût du miel vert des ruches,
Ton rire joyeux est un chant d’oiseau.
Le voilà qui rôde et tend ses embûches :
C’est l’heure où le daim va boire au cours d’eau.
 
Ton rire joyeux est un chant d’oiseau,
Tu cours et bondis mieux que les gazelles.
C’est l’heure où le daim va boire au cours d’eau ;
Il a vu jaillir deux jaunes prunelles.
 
Tu cours et bondis mieux que les gazelles,
Mais ton cœur est traître et ta bouche ment !
Il a vu jaillir deux jaunes prunelles ;
Un frisson de mort l’étreint brusquement.
 
Mais ton cœur est traître et ta bouche ment !
Ma lame de cuivre à mon poing flamboie.
Un frisson de mort l’étreint brusquement :
Le royal chasseur a saisi sa proie.
 
Ma lame de cuivre à mon poing flamboie ;
Nul n’aura l’amour qui m’était si cher.
Le royal chasseur a saisi sa proie ;
Dix griffes d’acier lui mordent la chair.
 
Nul n’aura l’amour qui m’était si cher,
Meurs ! Un long baiser sur tes lèvres closes !
Dix griffes d’acier lui mordent la chair.
Le hinné fleuri teint tes ongles roses !
 
                         V.
 
Ô mornes yeux ! Lèvre pâlie !
J’ai dans l’âme un chagrin amer.
Le vent bombe la voile emplie,
L’écume argente au loin la mer.
 
J’ai dans l’âme un chagrin amer :
Voici sa belle tête morte !
L’écume argente au loin la mer,
Le Praho rapide m’emporte.
 
Voici sa belle tête morte !
Je l’ai coupée avec mon kriss.
Le Praho rapide m’emporte
En bondissant comme l’axis.
 
Je l’ai coupée avec mon kriss ;
Elle saigne au mât qui la berce.
En bondissant comme l’axis
Le Praho plonge ou se renverse.
 
Elle saigne au mât qui la berce ;
Son dernier râle me poursuit.
Le Praho plonge ou se renverse,
La mer blême asperge la nuit.
 
Son dernier râle me poursuit.
Est-ce bien toi que j’ai tuée ?
La mer blême asperge la nuit,
L’éclair fend la noire nuée.
 
Est-ce bien toi que j’ai tuée ?
C’était le destin, je t’aimais !
L’éclair fend la noire nuée,
L’abîme s’ouvre pour jamais.
 
C’était le destin, je t’aimais !
Que je meure afin que j’oublie !
L’abîme s’ouvre pour jamais.
Ô mornes yeux ! Lèvre pâlie !

Poèmes tragiques (1895)

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