À Cyprien Girerd.
LE POÈTE.
Philosophe aussi pur que les sages antiques,
Si tu daignes m’entendre, écoute et réponds-moi
Les poètes n’ont plus les accents prophétiques
De leurs divins aïeux ; Maître, sais-tu pourquoi ?
LE PHILOSOPHE.
Un caprice du vent vous emporte et vous mène,
La joie et la douleur restent votre élément,
Aveuglés par vos pleurs sur la misère humaine,
Vous êtes trop émus pour y voir clairement.
Les mieux doués, Byron, Musset ou Henri Heine,
Le cœur tout palpitant d’un radieux amour,
Ou martyrs d’une froide et ténébreuse haine,
N’ont jamais aperçu le monde à son vrai jour.
LE POÈTE.
Calme esprit de haut vol et de large envergure,
Comme l’oiseau du ciel planant sur l’avenir,
Quel signe à l’horizon, d’heureux ou triste augure,
Après le siècle usé qui doit bientôt finir ?
LE PHILOSOPHE.
Si tu jettes les yeux sur la carte du monde,
Que vois-tu sur les mers et sur les continents,
Des quais de Liverpool aux îles de la Sonde ?
LE POÈTE.
Je vois de longs chemins, allants et revenants.
La ligne des parcours est nettement tracée :
L’araignée en croisant d’innombrables réseaux
Ne saurait accomplir une œuvre mieux tissée
Sur la terre solide et la houle des eaux.
LE PHILOSOPHE.
Chemins des paquebots et des locomotives,
Qui vont par tous les temps, sous le ciel noir ou bleu,
De New-York au Far-West, du cap Horn aux Maldives,
Passant comme l’éclair dans un sillon de feu.
LE POÈTE.
Peuples du Nouveau-Monde et des anciens rivages
Se réuniront-ils en groupes fraternels ?
LE PHILOSOPHE.
Le plus civilisé ressemble aux plus sauvages.
Puissent-ils ne pas être ennemis éternels !
LE POÈTE.
Puisque à mes yeux troublés l’avenir se dérobe
Et s’évapore ainsi qu’un mirage trompeur,
Que vois-tu donc surgir aux divers points du globe
Dans notre âge de fer, de houille et de vapeur ?
LE PHILOSOPHE.
Je vois s’abâtardir au Nord les races blanches
Et les noirs du Tropique expirer loin des leurs.
Tôt ou tard ils prendront de terribles revanches.
Leur sang vaut bien le nôtre... il n’a pas deux couleurs.
Les hommes de nos jours ne se reposent guères :
Tous les Européens, cuirassant leurs bateaux,
Pour assurer la paix se préparent aux guerres
Dans un tintement sourd d’enclume et de marteaux.
Pour un lambeau de terre ou de minces presqu’îles
On bataille toujours à l’extrême-Orient.
Les Sud-Américains ne sont jamais tranquilles...
Mais en Chine le peuple est calme et souriant.
Et qui vivra verra... c’est peut-être la Chine
Qui garde la clef d’or du prochain avenir,
En filant dans sa tour de porcelaine fine...
LE POÈTE.
La vieille Humanité doit-elle y rajeunir ?
LE PHILOSOPHE.
Oui... les dignes enfants d’une mère féconde,
Robustes, patients, sobres et travailleurs,
Apparaîtront bientôt sur la scène du monde,
Quand au ciel blanchira l’aube des jours meilleurs.
Si le grand voyageur d’autrefois, Pythagore,
Et le sage Socrate ou le divin Platon,
Chez nos contemporains pouvaient revivre encore,
Ils se dirigeraient sur Pékin ou Canton.
Par les mille chemins d’une si large zone,
Des plateaux du Pamir aux bords du fleuve Amour,
On verra s’éveiller la fourmilière jaune,
Qui dans le mouvement du siècle aura son tour.
LE POÈTE.
Quand j’écoute, songeur, tes graves aphorismes,
Je prévois d’acharnés et désastreux combats,
Rudes chocs d’émigrants... et dans ces cataclysmes
Des flots de sang versé... tu ne m’en parles pas.
LE PHILOSOPHE.
Oui... des langues de feu courant sur les rizières
Rougiront les deux mers de leurs embrasements,
Et des bambous froissés les hautes roselières
S’abattront sur les morts en longs frémissements ;
Mais, l’orage passé, dans leur tranquille joie,
En se multipliant les nobles fils du Ciel
Pourront cueillir en paix le frileux ver à soie
Et bénir dans les fleurs la grande ruche à miel.