Amable Tastu

Lyon en 1793

Qui les a vus franchir la puissante limite ?
Comment de nos soldats ont-ils vaincu l’élite,
Ces nombreux bataillons de guerriers inconnus ?
Jusqu’aux murs de Lyon comment sont-ils venus ?
Quoi ! déjà leurs coursiers s’abreuvent dans le Rhône ;
Et des feux ennemis le cercle l’environne !
Mais non, tous sont Français, assaillants, défenseurs,
Je vois sur les deux camps flotter les trois couleurs.
Là, proclamant ton nom, ô Liberté chérie !
L’écho répète : « Allons, enfants de la patrie ! »
Ici « Mourir pour elle est le sort le plus doux ! »
Français ! au nom du ciel, qui donc combattez-vous ?
L’un répond : la Révolte, et l’autre : l’Injustice.
O peuple, de tes chefs ignorant l’artifice,
Et toujours abusé par des mots généreux,
Tu crois agir pour toi, tu n’agis que pour eux.
 
Lyon, est-ce bien toi que la France abandonne,
Toi, la plus belle fleur de sa noble couronne ?
Toi, qui de ses rivaux fixes l’œil envieux ?
Eh ! de quoi punit-on ce peuple industrieux,
D’une liberté sage adorateur sincère,
Qui la sut conserver même aux jours de Tibère ;
Qui, paisible, mais fier, chérissait à la fois
Et son indépendance et le nom de ses rois ?
Naguère il accueillit, au même esprit fidèle,
Du pouvoir et des droits l’alliance nouvelle.
Mais au bruit des forfaits, ce peuple épouvanté,
S’étonna de frémir au nom de liberté,
Brisa ce nouveau joug, et d’une main hardie
Repoussa de son sein le meurtre, l’incendie,
Et flétrissant Chalier d’un juste châtiment,
Renversa de la mort le fatal instrument.
Lyon, voilà ton crime ! Un sénat sanguinaire
De son espoir déçu te promet le salaire.
Pour le rassasier et de pouvoir et d’or,
Que de sang a coulé ! que de sang coule encore,
Et ne doit s’arrêter qu’au jour où des supplices
Les témoins seront tous victimes ou complices !
A ses décrets de mort Lyon a résisté ;
Lyon, tu périras ! ton arrêt est porté.
Les tyrans, de soldats ravis à nos frontières
Ont dirigé vers toi les phalanges guerrières.
Des récits mensongers allument leur fureur,
Et d’une indigne cause on flétrit leur valeur,
Immolant au désir d’une aveugle vengeance
La gloire, l’intérêt, le salut de la France !
Quoi donc ! subirez-vous une homicide loi ?
Levez-vous, citoyens ! Lyon, réveille-toi !
Que des périls communs arment pour ta défense
Le riche et l’indigent, la vieillesse et l’enfance.
Des ennemis pour vous naissent de toutes parts ;
Levez-vous, levez-vous, courez à vos remparts !
Défendez vos foyers, vos épouses, vos mères ;
Citoyens, levez-vous, et que vos adversaires,
Surpris d’efforts si grands et de si lents succès,
Sentent que devant eux sont aussi des Français !
Cependant la jeunesse, en ardentes cohortes,
A la voix de Précy s’élançant vers les portes,
En défendra l’abord. Plus calmes, au dedans,
S’assemblent des vieillards les bataillons prudents :
Ils surveillent sans bruit, nocturnes sentinelles,
Des ennemis cachés les trames criminelles ;
Et d’une habile main, l’intrépide ouvrier,
Loin du métier oisif, sert le bronze guerrier.
Dignes de tous, enfin, magnanimes, actives,
Les femmes, oubliant leurs faiblesses craintives,
Parcourent des blessés l’asile douloureux,
Et leur tendre pitié sait unir auprès d’eux
Au remède puissant une douce parole,
Au soin qui les soulage un mot qui les console.
Ce sont elles encore dont l’œil audacieux
Suit le globe enflammé qui traverse les deux,
Et, signalant au loin sa route flamboyante,
Dirigent par leurs cris la pompe prévoyante.
Celles-ci, qu’inspirait la vierge d’Orléans,
Écoutent de leurs cœurs les belliqueux élans,
S’arment ; et l’assiégeant, au milieu du carnage,
A méconnu leur sexe en voyant leur courage.
A la commune ardeur l’enfant même soumis,
Portait d’un faible bras les boulets ennemis.
 
Près du fleuve, la ville à sa perte exposée,
S’ébranlait sous les feux de la rive opposée.
Là d’hivers en hivers, lentement amassés,
Les fils de la forêt, de leurs troncs entassés,
Formaient un sûr rempart, où l’airain formidable,
Sans relâche, lançait la bombe infatigable.
Ce danger, dit Précy, doit cesser aujourd’hui :
Pour on noble projet il loi faut un appui ;
Déjà son œil le cherche et sa voix le réclame.
« Qui de vous, Lyonnais, ira porter la flamme,
Embraser ces chantiers si funestes pour vous,
Et montrer l’ennemi qu’ils cachent à nos coups ? »
On obéit trop vite. Un essai téméraire
De ses desseins secrets instruit son adversaire.
Aux regards de Précy, qu’alarme un tel revers,
Laurençon et Dujast soudain se sont offerts.
Ses vœux seront comblés. D’une audace naissante
L’ardeur a coloré leur joue adolescente :
Rien ne les intimide ; ils sont dans l’âge heureux
Où l’âme encore ouverte aux pensers généreux
Méconnaît les périls et ne voit que la gloire.
Des périls ? Les tiens seuls vivent dans leur mémoire,
O Lyon, et pour toi, fiers d’exposer leurs jours,
Ils bravent les conseils, dédaignent les secours.
Impatiens d’agir, l’instrument de ravage
Qu’un démon destructeur inventa dans sa rage,
Le tube incendiaire, au vol fatal et prompt,
Sous un étroit lien presse leur jeune front :
Tous deux plongent au fleure, et, d’un bras intrépide,
L’un et l’autre à l’envie fendent son cours rapide.
Leurs amis cependant, les larmes dans les yeux,
Tremblants d’avoir reçu leurs éternels adieux,
Écoutent sur la rive, immobiles et sombres,
Chacun des bruits légers qui traversent les ombres ;
Et tons, malgré la nuit, sur le fleure penchés,
Tiennent au bord lointain leurs regards attachés.
Soudain un feu rougeâtre a coloré la nue,
Et des deux tout à coup embrase l’étendue ;
Le succès est certain, et les jeunes héros,
Fiers d’avoir réussi, s’élancent dans les flots,
Bravent du plomb mortel l’atteinte meurtrière,
Et touchent triomphants la rive hospitalière.
Lyon avec transport les a revus tous deux ;
Et quand sa main offrait à ces fils généreux
Le prix où leur valeur avait droit de prétendre,
D’elle ils n’ont accepté qu’un fer pour la défendre.
Mais à leurs simples noms désormais est lié
Ce noble dévouement qu’eux seuls ont oublié.
Ah ! si ma faible voix les pouvait tous redire,
Que de faits glorieux animeraient ma lyre !
De tant de citoyens, vain-et sublime effort,
Tandis qu’ils opposaient, sans désarmer le sort,
L’union à la force et le courage au nombre,
On vit soixante fois le jour remplacer l’ombre !
Mais leurs toits s’écroulaient sous les feux dévorants ;
Mais la mort sans relâche éclaircissait leurs rangs :
Tout leur manque à la fois, et la faim menaçante
Soulève au milieu d’eux sa force pâlissante !
Le Rhône semble fuir de ces bords désolés.
Lui-même aux assiégeants, dans ses flots écoulés,
Il ouvre un gué facile, et son onde tarie,
Ainsi que la fortune, a trahi sa patrie.
Cédez, le ciel le veut ; cédez, tristes Français ;
Vous luttez vainement ; vos maux sont à l’excès :
Fuyez, allez chercher quelque lointain asile.
Lyon, de tes enfants une moitié s’exile !
Que dis-je ! cet exil, ils ne l’atteindront pas ;
Le meurtre et la vengeance ont volé sur leurs pas.
Cachez, ah ! cachez-moi cette fuite sanglante !...
 
Mais aux murs de Lyon, le deuil et l’épouvante,
Avec ses oppresseurs, sont entrés à la fois,
Et règnent avec eux au nom sacré des lois ;
Du sceau réprobateur ils marquent leur conquête.
Déjà, pour satisfaire à leur rage secrète,
Les murs trop lentement tombent sous le marteau,
Trop lentement s’abat l’homicide couteau.
Pour des forfaits plus prompts, la mèche est allumée,
Le canon part, répond à la mine enflammée,
La mort et la ruine à la fois ont frappé !
Leur espoir cette fois n’a pas été trompé ;
Sous les débris fumants de la ville qui croule,
Le sang en longs ruisseaux de toutes parts s’écoule,
Et le génie altier de l’antique Albion
Debout sur le détroit, l’œil fixé sur Lyon,
Se repaissant des maux où la France est en proie,
Trois fois trouble les airs par un long cri de joie !
Il n’est pas temps encore ! En vain tu t’es flatté
Qu’un peuple malheureux, proscrit, persécuté,
Disperserait au loin son errante industrie ;
Il faut à ses travaux le ciel de la patrie.
Fleuves, champs paternels, beaux vallons du Mont-d’Or,
Loin de vous, pour vous seuls, il garde ce trésor ;
Et le premier soleil, après de longs orages,
Reverra ses métiers enrichir vos rivages.
Tel, au penchant des monts, si d’un essaim mouvant
Le toit mal assuré cède à l’effort du vent,
Arrachée à l’abri de la ruche native,
Vous voyez l’habitante effarouchée, oisive,
D’une aile vagabonde errer dans la forêt,
Et de ses doux travaux oublier le secret ;
Mais qu’un bras vigilant relève son asile,
Soudain le peuple ailé reprend sa loi tranquille.
Portant de fleurs en fleurs un fructueux essor,
Dans la cire odorante il épanche à flots d’or
Un butin embaumé, pareil à l’ambroisie
Qu’inventa pour ses dieux l’antique Poésie.

Poésies (1826)

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