Ne blâmez point la molle rêverie
Qui m’aide à fuir les pensers glorieux :
Je ne puis rien aux maux de ma patrie ;
Je veux du moins en détourner les yeux.
Festins, où naît l’éclatante saillie,
Apportez-moi vos plaisirs renaissants :
La coupe d’or, l’amour et la folie
Vont désormais inspirer mes accents ;
Et toi, ma harpe, en vantant le sourire,
Le doux caprice, armes de la beauté,
Oublie, hélas ! que tu saurais redire
Ces mots sacrés : Vengeance et Liberté !
Ne blâmez point la molle rêverie
Qui m’aide à fuir les pensers glorieux :
Je ne puis rien aux maux de ma pairie ;
Je veux du moins en détourner les yeux.
Oui, cette corde, âme d’un luth sonore,
Courberait l’arc au signal du danger ;
Elle saurait, sous la main qui l’honore,
Lancer le trait fatal à l’étranger.
Mais contre Érin [1] l’injuste sort conspire.
Le seul flambeau qui nous guide aux honneurs,
A ce bûcher où la patrie expire,
Doit emprunter ses funèbres lueurs.
Ne blâmez point la molle rêverie
Qui m’aide à fuir les pensers glorieux :
Je ne puis rien aux maux de ma patrie ;
Je veux du moins en détourner les yeux.
Ah ! qu’un rayon, qu’un éclair d’espérance,
Perce la nuit qui voile mon pays !
Qu’un seul guerrier ose saisir la lance,
Qu’un seul instant à mes vœux soit promis !
Entre mes mains la coupe déjà prête
Verra ses flots à mes pieds répandus ;
Du myrte oisif, arraché de ma tête,
Je couvrirai le fer d’Harmodius.
Ne blâmez point la molle rêverie
Qui m’aide à fuir les pensers glorieux
Je ne puis rien aux maux de ma patrie ;
Je veux du moins en détourner les yeux.
Trompeur délire ! espérance insensée !
Erin, Erin, antique amour des mers,
Tu n’as gardé de ta gloire passée
Qu’un souvenir qui vivra dans mes vers.
Mes chants, portés sur les vagues lointaines,
A l’univers rediront tes malheurs ;
Et nos tyrans, même en rivant tes chaînes,
S’étonneront de répandre des pleurs.
Ne blâmez point la molle rêverie
Qui m’aide à fuir les pensers glorieux :
Je ne puis rien aux maux de ma patrie ;
Je veux du moins en détourner les yeux.