Albert Samain

Incantation

Ô nuit magicienne, ô douce, ô solitaire,
Le paysage avec sa flûte de roseau
T’accueille ; et tes pieds nus posés sur le coteau
Font tressaillir le cœur fatigué de la terre.
 
Laissant fuir de ses doigts sa guirlande de fleurs,
Voici qu’en tes bras frais s’endort le soir qui rêve.
L’âme, veule au soleil, frissonne, se soulève,
Et tord sa chevelure à la source des pleurs.
 
Les paysans rentrant par les plaines tranquilles
Prennent au crépuscule un accent éternel ;
Et la tristesse passe, en respirant le ciel
Vaguement lumineux dans les eaux immobiles.
 
Derniers bruits des chemins pleins d’ombre. Fin du jour...
Ô nuit, l’âme des fleurs nuptiales t’épie
Le bétail est couché ; la glèbe est assoupie,
Et la servante a clos les portes de la cour.
 
Sur ton sein resplendit la lune magnétique.
La nymphe qu’elle attire ondule dans les joncs ;
Et tout ce qu’en nos coeurs sanglotants nous songeons
Monte, comme la mer, vers sa face mystique.
 
L’heure est harmonieuse et grave sous les cieux ;
L’ombre, étendue au loin, solennise les lignes ;
Et l’homme, s’éveillant au mystère des signes,
Sent monter lentement la prière à ses yeux...
 
                             *
                               * *
 
Là-bas, la ville au loin presse ses toits sans nombre ;
Seuls, de la multitude anonyme émergés,
Les monuments, debout ainsi que des bergers,
Veillent pour témoigner de son âme dans l’ombre.
 
L’abîme étoilé s’ouvre à l’ardeur de penser,
Et l’esprit, visité de rumeurs inconnues,
S’étonne, et frémissant écoute au fond des nues,
Comme un grand fleuve noir, l’éternité passer.
 
Ivresse ! Bras tendus au ciel ! Vol qui s’égare...
Baiser de l’infini qui rend pâle un instant...
Et toujours sous nos fronts ce vieux désir luttant,
Toujours l’hériditaire orgueil des fils d’Icare.
 
Un vent sacré venu des espaces profonds
Détache le fruit mûr qui pèse aux flancs des femmes,
Pendant qu’à son approche, au loin, les grandes âmes
Brûlent, comme des feux allumés sur les monts.
 
Je te salue, ô nuit des pâtres, des prophètes,
Mère au long voile noir des grands enfantements,
Ô féconde par qui, jumelles en tourments,
Les œuvres de la femme et de l’homme sont faites.
 
Grande nuit ! Sanctuaire auguste des secrets.
Ô nuit, sœur de la mort, comme elle impénétrable.
Nuit d’Orphée et d’Isis, déesse vénérable,
Aïeule de la mer antique et des forêts !
 
                             *
                               * *
 
Et nuit divine aussi, vierge pur et clémente
Qui ranimes l’amour à ton sourire obscur,
Toi qui poses au cœur tes longues mains d’azur,
Et portes le sommeil innocent sous ta mante.
 
Seule, tu sais calmer les tourments inconnus
De ceux que le mentir quotidien torture.
Leur front brûle, et voici ta sombre chevelure ;
Leur âme est solitaire, et voici tes bras nus.
 
Et chacun, dénouant les liens du masque infâme,
Dans ta forêt, sous l’œil d’or fixe du hibou,
Au large de son cœur promène un archet fou,
Et marche, magnifique et libre, dans son âme !
 
Cependant qu’aux buissons l’oiseau sentimental,
L’oiseau, triste et divin, que les ombres suscitent,
Sur les jardins déserts où les feuilles palpitent,
Fait ruisseler son cœur en sanglots de cristal.
 
Minuit. La voûte est comme une église tendue.
Le livre resplendit, au fond, d’or et de fer.
Et la chair est sublime et vibre avec l’éther !
Ô vagues de silence à travers l’étendue...
 
Et déjà respirant les fleurs d’étranges soirs,
Le rêve s’aventure, enlacé par Hélène,
Aux plus lointaines mers de la pensée humaine
Sur son char attelé de deux grands cygnes noirs.
 
Ô nuit, tes pieds divins font tressaillir la terre,
Ta coupe d’argent noir contient les profondeurs ;
Tu fais jaillir de nous les secrètes splendeurs ;
Et je t’adorerai pour ce triple mystère.
 
Ô nuit magicienne, ô douce, ô solitaire.

Le chariot d’or (1900)

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