Victor Hugo

Voix dans le grenier

L’habit râpé
 
Vivent les bas de soie et les souliers vernis !
 
La chaise dépaillée
 
Dieu dit aux bons fauteuils : fauteuils, je vous bénis !
 
Le poêle froid
 
Comme un grand feu qui flambe et pétille en décembre
Vous illumine l’âme en empourprant la chambre !
 
Le verre plein d’eau
 
Ma foi, j’aime le vin.
 
La soucoupe pleine de poussière
 
                                   Moi, j’aime le café.
 
L’écuelle de bois
 
C’est charmant de crier : garçon ! Perdreau truffé,
Bordeaux retour de l’Inde, et saumon sauce aux huîtres !
 
Le carreau cassé
 
Une fenêtre est belle alors qu’elle a des vitres.
 
Le gousset vide
 
Que l’usurier hideux, poussif, auquel tu dois,
Agite un vieux billet de banque en ses vieux doigts,
Fût-il gris comme un chantre et crasseux comme un diacre,
Vénus vient toute nue en sa conque de nacre.
 
Le lit de sangle
 
Un édredon, c’est doux.
 
L’écritoire
 
                                         Arétin, plein d’esprit,
Vit content ; sous ses pieds il a quand il écrit
Un charmant tapis turc qui réchauffe sa prose.
 
Le trou de la serrure
 
J’estime une portière épaisse, et, verte ou rose,
Laissant voir, dans les plis du satin ouaté,
Un mandarin qui prend une tasse de thé.
 
Un papier timbré
 
Verrès est riche et grand ; devant lui nul ne bouge.
 
Le miroir fêlé
 
Sur un frac brodé d’or j’aime un beau cordon rouge.
 
L’escabeau boiteux
 
Quel bonheur de courir à la croix de Berny
Sur quelque ardent cheval plein d’un souffle infini,
Démon aux crins épars né des vents de l’Ukraine !
 
La semelle percée
 
Quelle joie ! En hiver, rouler au Cours-la-Reine,
Quand le soleil dissout les brouillards pluvieux,
Dans un landau qui fait blêmir les envieux !
 
Le plafond troué
 
Et, tandis qu’au dehors siffle le vent féroce,
Contempler, à travers les glaces du carrosse,
Le ciel bleu, rayonnant d’une douce clarté !
 
Le ciel bleu
 
Paix ! Comptez vous pour rien cette sérénité
De marcher le front haut, et de se dire : en somme,
Je mange du pain noir, mais je suis honnête homme !
 
Le 17 novembre 1853.

Les quatre vents de l’esprit (1881)

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