Théodore de Banville

L’Invincible.

Ris sous la griffe des vautours,
Cœur meurtri, que leur bec entame !
Vas-tu te plaindre d’une femme ?
Non ! je veux boire à ses amours !
Je boirai le vin et la lie,
Ô Furie aux cheveux flottants !
Pour mieux pouvoir en même temps
Trouver la haine et la folie.
 
Dans mon verre entouré de fleurs
S’il tombe une larme brûlante,
Rassurez ma main chancelante,
Et faites-moi boire mes pleurs.
Assez de plaintes sérieuses
Quand le bourgogne a ruisselé,
Sang vermeil du raisin foulé
Par des Bacchantes furieuses.
 
Pour former la chaude liqueur,
Elles n’ont pas, dans leurs victoires,
Déchiré mieux les grappes noires
Qu’elle n’a déchiré mon cœur.
Amis, vous qui buvez en foule
Le poison de l’amour jaloux,
Mon cœur se brise ; enivrez-vous,
Puisque la poésie en coule !
 
C’est dans ce calice profond
Que l’infidèle aimait à boire :
Puisque au fond reste sa mémoire,
Noble vin, cache-m’en le fond !
J’y jetterai les rêveries
Et l’amour que j’avais jadis,
Comme autrefois ses mains de lys
Y jetaient des roses fleuries !
 
Et vous, mes yeux, que pour miroir
Prenait cette ingrate maîtresse,
Extasiez-vous dans l’ivresse
Pour lui cacher mon désespoir.
Ces lèvres, qu’elle a tant baisées,
Me trahiraient par leur pâleur ;
Je vais leur rendre leur couleur
Dans le sang des grappes brisées.
 
Je noierai dans ce flot divin
Le feu vivant qui me dévore.
Mais non ! Elle apparaît encore
Sous les douces pourpres du vin !
Oui, voilà sa grâce inhumaine !
Et cette coupe est une mer
D’où naît, comme du flot amer,
L’invincible Anadyomène.

Le sang de la coupe (1857)

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