Ô Seigneur ! que fais-tu des voix et des yeux d’ombre
Et des pleurs à genoux !
La nuit silencieuse avec son aile sombre
A passé devant nous.
Hier, nous étions tous réunis, jeunes hommes
Aux rêves palpitants,
Gais, faisant rayonner sur la route où nous sommes
La foi de nos vingt ans ;
Sages bohémiens aux colères frivoles,
Aimant au jour le jour,
Et ne disant jamais que de bonnes paroles
D’espérance ou d’amour.
Et cependant, au lieu d’échanger sans mystère
Mille riants propos,
Nous avions tous le front incliné vers la terre
Dans un morne repos.
C’est que la terre, hélas ! cet asile et ce havre
De plaines et de monts,
Venait, hier encor, d’engloutir un cadavre
De ceux que nous aimons ;
C’est qu’il faut ici-bas que l’heureuse promesse
N’ait pas de lendemain,
Et qu’il dort maintenant, l’ami plein de jeunesse
Qui nous serrait la main !
Il dort comme autrefois, mais c’est sous une pierre
Que fouleront nos pas,
Et la nuit l’enveloppe, et sa jeune paupière
Ne se rouvrira pas !
Et quand les fleurs de Mai fleuriront sous la glace
Pour une autre saison,
Sur la terre foulée et sur la même place
Renaîtra le gazon.
Alors tout sera dit. Parmi les rameaux d’arbre
Et les touffes de fleurs
Les regards du passant verront à peine un marbre
Taché de quelques pleurs.
Alors, sans y penser davantage, la foule
Aux regards effrayés
Suivra docilement le ruisseau qui s’écoule
Dans les chemins frayés.
Mais nous qui savons tous combien son cher sourire
Fut charmant et vainqueur,
Et qui dans son regard avons toujours vu luire
Un reflet de son cœur,
Soit que la joie à flots verse dans nos poitrines
Ses trésors épanchés,
Ou que l’ennui morose et les tristes ruines
Courbent nos fronts penchés,
Nous dirons à la Mort : Pourquoi donc sous ton aile
As-tu mis le meilleur
De ceux qui nous prenaient une part fraternelle
De joie et de douleur ?
Paul qui sentait jadis de chauds baisers de flamme
Sur son front jeune et beau,
N’a pour le caresser à présent, corps sans âme,
Que le ver du tombeau.
Oh ! n’éprouve-t-il pas dans un terrible songe
Mille frissons nerveux,
Quand l’insecte, caché dans son orbite, ronge
Son crâne sans cheveux !
Et pensant à sa vie, à l’aurore si brève
Qui sur son front a lui,
Nous baisserons la tête, et comme dans un rêve
Nous pleurerons sur lui.
Car il était de ceux pour qui la vie est douce
Et sur qui cette mer
Qu’un ouragan sur nous incessamment repousse,
N’a rien laissé d’amer.
Eh bien ! en regardant ceux qui vivent ou meurent,
Ces destins répartis,
Dieu sait ceux qu’il faut plaindre, ou bien ceux qui demeurent
Ou ceux qui sont partis !
Car tandis qu’ici-bas des mains impérieuses
Bâillonnent tous nos chants,
Et qu’il nous faut lutter contre les voix rieuses
Et les hommes méchants ;
Quand nous cueillons la fleur ou l’amante profane
Avec un doux serment,
Et lorsque sur nos cœurs la fleur rose se fane
Et que la lèvre ment ;
Quand versant les trésors dont notre âme est si pleine,
Dans le riant matin
Nous marchons, à travers une sinistre plaine,
Vers le but si lointain,
Lui que nous croyons voir, ô folle rêverie !
D’un œil épouvanté,
Goûte suavement sans que rien le varie,
Le repos si vanté.
Les bruits que font ici les hommes et les choses
Battus par leurs destins,
Ne parviennent là-bas qu’à travers mille roses,
Comme des chants lointains.
Et l’Âme délivrée, auguste sœur des vierges,
Être immatériel,
Vole, blanche, à travers les draps noirs et les cierges,
Vers les palais du ciel !
Car ils avaient raison, ces sages aux longs jeûnes
Qui sous un ciel de feu
Disaient : Tout est néant, et ceux qui meurent jeunes
Sont les aimés de Dieu !