Paul Verlaine

Les loups

Parmi l’obscur champ de bataille
Rôdant sans bruit sous le ciel noir
Les loups obliques font ripaille
Et c’est plaisir que de les voir,
 
Agiles, les yeux verts, aux pattes
Souples sur les cadavres mous,
—Gueules vastes et têtes plates—
Joyeux, hérisser leurs poils roux.
 
Un rauquement rien moins que tendre
Accompagne les dents mâchant
Et c’est plaisir que de l’entendre,
Cet hosannah vil et méchant.
 
—« Chair entaillée et sang qui coule
Les héros ont du bon vraiment.
La faim repue et la soif soûle
Leur doivent bien ce compliment.
« Mais aussi, soit dit sans reproche,
Combien de peines et de pas
Nous a coûtés leur seule approche,
On ne l’imaginerait pas.
 
« Dès que, sans pitié ni relâches,
Sonnèrent leurs pas fanfarons
Nos cœurs de fauves et de lâches,
À la fois gourmands et poltrons,
 
« Pressentant la guerre et la proie
Pour maintes nuits et pour maints jours
Battirent de crainte et de joie
À l’unisson de leurs tambours.
 
« Quand ils apparurent ensuite
Tout étincelants de métal,
Oh, quelle peur et quelle fuite
Vers la femelle, au bois natal !
 
« Ils allaient fiers, les jeunes hommes,
Calmes sous leur drapeau flottant,
Et plus forts que nous ne le sommes
Ils avaient l’air très doux pourtant.
 
« Le fer terrible de leurs glaives
Luisait moins encor que leurs yeux
Où la candeur d’augustes rêves
Éclatait en regards joyeux.
 
« Leurs cheveux que le vent fouette
Sous leurs casques battaient, pareils
Aux ailes de quelque mouette,
Pâles avec des tons vermeils.
 
« Ils chantaient des choses hautaines !
Ça parlait de libres combats,
D’amour, de brisements de chaînes
Et de mauvais dieux mis à bas.—
 
« Ils passèrent. Quand leur cohorte
Ne fut plus là-bas qu’un point bleu,
Nous nous arrangeâmes en sorte
De les suivre en nous risquant peu.
 
« Longtemps, longtemps rasant la terre,
Discrets, loin derrière eux, tandis
Qu’ils allaient au pas militaire,
Nous marchâmes par rangs de dix,
 
« Passant les fleuves à la nage
Quand ils avaient rompu les ponts
Quelques herbes pour tout carnage,
N’avançant que par faibles bonds,
 
« Perdant à tout moment haleine...
Enfin une nuit ces démons
Campèrent au fond d’une plaine
Entre des forêts et des monts.
 
« Là nous les guettâmes à l’aise,
Car ils dormaient pour la plupart.
Nos yeux pareils à de la braise
Brillaient autour de leur rempart,
 
« Et le bruit sec de nos dents blanches
Qu’attendaient des festins si beaux
Faisaient cliqueter dans les branches
Le bec avide des corbeaux.
 
« L’aurore éclate. Une fanfare
Épouvantable met sur pied
La troupe entière qui s’effare.
Chacun s’équipe comme il sied.
 
« Derrière les hautes futaies
Nous nous sommes dissimulés
Tandis que les prochaines haies
Cachent les corbeaux affolés.
 
« Le soleil qui monte commence
À brûler. La terre a frémi.
Soudain une clameur immense
A retenti. C’est l’ennemi !
 
« C’est lui, c’est lui ! Le sol résonne
Sous les pas durs des conquérants.
Les polémarques en personne
Vont et viennent le long des rangs.
 
« Et les lances et les épées
Parmi les plis des étendards
Flambent entre les échappées
De lumières et de brouillards.
 
« Sur ce, dans ses courroux épiques
La jeune bande s’avança,
Gaie et sereine sous les piques,
Et la bataille commença.
 
« Ah, ce fut une chaude affaire :
Cris confus, choc d’armes, le tout
Pendant une journée entière
Sous l’ardeur rouge d’un ciel d’août.
 
« Le soir.—Silence et calme. À peine
Un vague moribond tardif
Crachant sa douleur et sa haine
Dans un hoquet définitif ;
 
« À peine, au lointain gris, le triste
Appel d’un clairon égaré.
Le couchant d’or et d’améthyste
S’éteint et brunit par degré.
 
« La nuit tombe. Voici la lune !
Elle cache et montre à moitié
Sa face hypocrite comme une
Complice feignant la pitié.
 
« Nous autres qu’un tel souci laisse
Et laissera toujours très cois,
Nous n’avons pas cette faiblesse,
Car la faim nous chasse du bois,
 
« Et nous avons de quoi repaître
Cet impérial appétit,
Le champ de bataille sans maître
N’étant ni vide ni petit.
 
« Or, sans plus perdre en phrases vaines
Dont quelque sot serait jaloux
Cette heure de grasses aubaines,
Buvons et mangeons, nous, les Loups ! »

"Jadis et naguère (1884)"

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