Jean-Pierre Claris de Florian

Les deux jardiniers

Deux frères jardiniers avaient par héritage
Un jardin dont chacun cultivait la moitié ;
Liés d’une étroite amitié,
Ensemble ils faisaient leur ménage.
L’un d’eux, appelé Jean, bel esprit, beau parleur,
Se croyait un très grand docteur ;
Et Monsieur Jean passait sa vie
A lire l’almanach, à regarder le temps
Et la girouette et les vents.
Bientôt, donnant l’essor à son rare génie,
Il voulut découvrir comment d’un pois tout seul
Des milliers de pois peuvent sortir si vite ;
Pourquoi la graine du tilleul,
Qui produit un grand arbre, est pourtant plus petite
Que la fève qui meurt à deux pieds du terrain ;
Enfin par quel secret mystère
Cette fève qu’on sème au hasard sur la terre
Sait se retourner dans son sein,
Place en bas sa racine et pousse en haut sa tige.
Tandis qu’il rêve et qu’il s’afflige
De ne point pénétrer ces importants secrets,
Il n’arrose point son marais ;
Ses épinards et sa laitue
Sèchent sur pied ; le vent du nord lui tue
Ses figuiers qu’il ne couvre pas.
Point de fruits au marché, point d’argent dans la bourse ;
Et le pauvre docteur, avec ses almanachs,
N’a que son frère pour ressource.
Celui-ci, dès le grand matin,
Travaillait en chantant quelque joyeux refrain,
Bêchait, arrosait tout du pêcher à l’oseille.
Sur ce qu’il ignorait sans vouloir discourir,
Il semait bonnement pour pouvoir recueillir.
Aussi dans son terrain tout venait à merveille ;
Il avait des écus, des fruits et du plaisir.
Ce fut lui qui nourrit son frère ;
Et quand Monsieur Jean tout surpris
S’en vint lui demander comment il savait faire :
Mon ami, lui dit-il, voici tout le mystère :
Je travaille, et tu réfléchis ;
Lequel rapporte davantage ?
Tu te tourmentes, je jouis ;
Qui de nous deux est le plus sage ?

Fables (1792)

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