Jacques Prévert

Vignette pour les vignerons

C’est la fête à
Saint-Jeannet
 
et saute le bouchon
 
Victor
Hugo avait raison
 
et aussi
Olivier de
Serres
 
qui écrivit en « on temps
 
le
Théâtre de l’Agriculture
 
La nature a horreur des bouteilles vides
 
mais de même elle a horreur des bouteilles pleines
 
quand elles ne sont pas débouchées
 
Et saute le bouchon
 
c’est la fête à
Saint-Jeannet
 
Et le beau temps s’étale sur le
Baou
 
et là il fait la sieste et la nuit étoilée
 
et la grasse matinée
 
Le beau temps sans prières pour la pluie
 
sans horizon funèbre
 
Le beau temps simplement
 
le beau temps naturellement
 
 
 
Rien d’autre que le soleil et l’ombre
 
caressant tous les arbres
 
rien d’autre que la vie embrassant la campagne
 
rien d’autre que le sang des vignes
 
avec ses grains rouges ses grains blancs
 
coulant dans le corps de la terre
 
fastueusement
 
généreusement
 
Rien d’autre que les voix des hommes et des femmes
 
se questionnant
 
se répondant
 
Rien d’autre que les voix des bêtes et des oiseaux
 
et des enfants
 
C’est la fête à
Saint-Jeannet
 
le canon paragrêle lui-même se tait
 
et le canon paravent
 
qui chasse le mistral dans les autres localités
 
n’est même pas déplié
 
le canon parasol contre l’insolation
 
n’est même pas encore inventé
 
On se croirait vraiment encore à la belle saison
 
où le verbe aimer ne s’était pas fait chair à canon
 
C’est la fête à
SainWeannet
 
Pas la fête de
SainWeannet
 
Saint-Jeannet lui c’est le patron
 
et il a son nom
 
sur tous les calendriers de la région
 
et sur ses cartes de visite
 
 
 
toutes les grandes calamités
 
mildiou phylloxéra et tournis du mouton
 
sont gravées
 
Et quand il se promène dans sa proéminente tournée
 
d’inspection sur sa grande mule du pape aérodiffu–
 
sée et qu’elle secoue ses grêlons sur les vignes tout à coup désolées ce n’est pas d’un très bon œil que les plus joyeux parmi les vignerons prêtent l’oreille à ce sinistre carillon
Non
 
ce n’est pas la
Saint
Glin-Glin ce n’est pas la
Saint
Glas-Glas la
Saint-Galmier la
Saint-Estèphe ni la
Saint-Emilion ni la
Sainte-Bouteille ni la
Saint-Goupillon
 
C’est la fête de la vigne et puis des vignerons
C’est la fête à
Saint-Jeannet
 
C’est la fête des raisins de table
 
ce n’est pas la
Saint-Guéridon
 
Et les vignes descendent toujours vers la mer
 
chantant avec le vent
 
Un orchestre de sulfate de cuivre
 
les accompagne
 
de ses reflets et de ses refrains bleus
 
et les derniers jours de septembre
 
sont les mêmes grains de la même grappe que ceux des premiers jours d’octobre
Et les raisins de table sont sur la table et les raisins de cuve trinquent avec eux
Et le soleil est de la fête
 
et le grand miroitier aux alouettes jette sa proie dans les assiettes
 
C’est la fête
 
Le poivrier amène son poivre
 
la mer envoie ses loups grillés
 
et de vieux oliviers très gais
 
jettent leur huile sur le feu d’artifice de cette simple fête
 
en toute simplicité
 
Et le bouquet de ce feu d’artifice
 
c’est le soleil qui conduit le bal
 
où dansent le gros
Guillaume
 
avec la
Clairette et le
Servant
Doré
 
et le
Muscat d’Alexandrie
 
l’Ugni blanc et le
Braquet
 
le
Salerne et l’Alphonse
Lavallée
 
Et ils chantent en chœur la chanson des raisins
 
Aujourd’hui c’est la fête
 
on ne sait plus où donner de la tête
 
on ne sait plus où donner du grain
 
Mais il faut que justice soit faite
 
il faut dire merci à quelqu’un
 
Et puisque paraît-il et c’est un vieux refrain
 
il vaut mieux s’adresser au bon
Dieu qu’à ses saints
 
adressons-nous à
Bacchus
 
c’est le plus vieux de la corporation
 
 
 
Cher
Bacchus
 
nous ne savons qu’un compliment
 
toujours le même
 
et même nous l’avons oublié depuis longtemps
 
Mais enfin
 
la politesse est faite
 
cette fête est une belle fête
 
Et bonheur aux nouveaux
 
et honneur aux anciens
 
en souvenir des temps heureux
 
où les feuilles de la vigne
 
voltigeaient au-dessus des premiers moulins
 
avant d’être changées en pierre
 
et d’aller endeuiller les statues des jardins
 
Arrive alors
 
le
Saint-Jeannet tardif
 
Bien sûr j’arrive en retard
 
mais j’arrive à mon heure
 
et comme mon nom l’indique
 
je ne suis pas pressé
 
Je suis raisin de table
 
à l’horloge du pressoir
 
ma toute dernière heure n’est pas près de sonner
 
Et tout ce que je souhaite
 
c’est que la fête se termine en beauté
 
et que les verres se lèvent encore
 
quand le soleil depuis longtemps sera couché
 
 
 
et que le bon vin ramène ceux que le bon vent a amenés aujourd’hui ici même à
Saint-Jeannet.
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