Jacques Prévert

Les mystères de la Chambre Noire

Deux valets à l’envers
 
deux plats valets aux noirs cheveux blancs
 
secouent la tête en toute humidité
 
négativement
 
Et puis tout à coup
 
Oh mystère de la duplicité de la technicité
 
entr’ouvrant les volets verts
 
de la chambre noire
 
ils se redressent et ils se marrent
 
positivement
 
Ne bougeons plus
 
c’est l’heure où la goutte d’eau
 
qui fait déborder le vase
 
tombe dans le bec de l’hirondelle
 
qui ne fait pas le printemps
 
Ne bougeons plus
 
le petit oiseau va sortir de sa poche
 
de bien singuliers documents
 
révélateurs compromettants
 
Le papier est sensible
 
mais la nature l’est encore davantage
 
Et comme il est sensible lui aussi
 
Ce petit paysage du
Midi
 
a midi
 
et plein d’impudeur avec ça
 
Regardez comme il retrousse
 
sa douce robe de terre roussie
 
pour montrer ses plus sombres dessous
 
à ses véritables amis
 
Coulisses du théâtre de verdure
 
oubliettes aux anciens décors
 
vestiges de très vieux incendies de forêts
 
depuis déjà longtemps calcinématographiés
 
par la nature elle-même
 
toujours en avance quand il s’agit de s’amuser
 
en société
 
Et ce petit météore s’il reste là figé
 
comme sur un chromo l’étoile des
Rois
Mages
 
(en haut à gauche d’une autre de ces images)
 
c’est simplement
 
pour attirer poliment votre attention
 
sur la suite de documentation
 
et plus particulièrement
 
sur ce débardeur aux longues branches
 
(même image dans le coin de droite)
 
cet arbre au torse nu
 
secouant dans la poussière de la route
 
le délirant feuillage de son cuir chevelu
 
Et sur une autre image encore
 
l’image même du mauvais goût
 
les plus humbles des récipients
 
les parents pauvres de la poterie
 
qui servent encore d’aliment
 
aux incurables plaisanteries
 
des vieilles dames des sacristies
 
voilà qu’ils apparaissent maintenant
 
incognito et embellis
 
comme de somptueuses fleurs d’émail
 
enlisées dans la vase de la nuit
 
Et ce village
 
 
 
ce village que le photographe croyait sage comme
 
une image
 
le voilà (sur une autre image)
 
Tout frémissant et qui s’agite
 
et se gondole littéralement
 
au nez d’une certaine sorte de gens
 
fous furieux de voir qu’il ressemble
 
insolemment et indéniablement
 
à cette « fameuse toile » de
Soutine
 
ou d’un autre de ces vauriens
 
qui systématiquement s’obstinent
 
à peindre des choses...
 
des choses qui ne ressemblent absolument à rien !
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