Germain Nouveau

L’homme

Homme dont la tristesse est écrite d’un bout
Du monde à l’autre, et même aux murs de la campagne,
Forçat de l’hôpital et malade du bagne ;
 
Dormeur maussade, à qui chaque aube dit : « Debout ! »
Voyageur douloureux qu’attend la Mort, auberge
Où l’on vend le lit dur et les pleurs blancs du cierge,
 
Tu gémis, étonné de te sentir si las ;
Puis un jour tu te dis : « L’âme est un vain bagage,
Et mon cœur est bien lourd pour un pareil voyage ! »
 
Et, sans songer que Dieu te donne ses lilas,
Tu veux jeter ton cœur, tu veux jeter ton âme,
Pour alléger ta marche et mieux porter la Femme ;
 
Par ta route et ses ponts fiers de leur parapet,
Compagnon de l’orgueil, fils des froides études,
Tu vas vers le malheur et vers les solitudes.
 
Tout plein des arguments dont l’esprit se repaît,
Tu fais, pour savourer ta gloire monotone,
Taire ta conscience à l’heure où le ciel tonne.
 
Si pourtant à ce prix tu manges à ta faim,
Si tu dors calme, au creux de l’oreiller facile,
Ecoute ta science et reste-lui docile ;
 
Si ta libre raison, la plus forte à la fin,
Respire au coup mortel porté par elle au doute,
Pareil au Juif errant, homme, poursuis ta route.
 
Sois content sans ton âme, et joyeux sans ton cœur,
Sois ton corps tyran ni que et sois ta bête fauve,
Fais tes traits durs et froids, fais ton iront vaste et chauve !
 
Mais si ton fruit superbe engraisse un ver vainqueur,
Si tu bâilles, les soirs larmoyants, sous ta lampe,
Tâche de réfléchir, pose un doigt sur ta tempe.
 
Si tu n’as toujours pas trouvé sur ton chemin,
Qu’assourdit la rumeur des sabres et des chaînes
Repos pour tes amours et cesse pour tes haines ;
 
Si ton bâton usé tâtonne dans ta main,
Pauvre aveugle tremblant qui portes une sourde,
La Femme, chaque jour plus énorme et plus lourde ;
 
Si Tentant ancien sommeille encore en toi,
Gardant le souvenir de la faute première,
Dis : « J’ai le dos tourné peut-être à la Lumière »;
 
Dis : « J’étais un esclave et croyais être un Roi ! »
Pour t’en aller gaiement, frère des hirondelles,
Reprends ton cœur, reprends ton âme, ces deux ailes ;
 
Et grâce à ce fardeau redevenu léger,
Emporte alors l’enfant, mère, sœur ou compagne,
Comme l’ange en ses bras emporte la montagne ;
 
Enivre-toi du long plaisir de voyager ;
Que ta faim soit paisible et que ta soif soit pure,
Bois à tout cœur ouvert, mange à toute âme mûre !

La doctrine de l’amour (1881)

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