Charles Guérin

Entrerai-je, ce soir, Seigneur, dans ta maison

Entrerai-je, ce soir, Seigneur, dans ta maison,
Sans craindre que ma chair, vouée aux œuvres viles,
Apporte le relent de luxure des villes
A la candeur des jupes d’ombre en oraison ?
 
Je songe à d’autres jupes d’ombre qui sont douces
Pour endormir l’effroi des poètes malades,
A des doigts alourdis d’anneaux aux pierres troubles,
Troubles comme des yeux menteurs, comme mon âme.
 
Entrerai-je, ce soir, Seigneur, dans ta maison,
Si mon haleine tord l’humble flamme des cierges,
Si ma prière même inquiète les vierges,
Eau claire où s’élargit la chute d’un poison !
 
Je songe à des toisons souples de courtisanes
Où les désespérés enfouissent leur songe,
Bonnes toisons qui font la nuit sur les visages,
Lourdes comme l’amour, sourdes comme des tombes.
 
Que votre main soit rude et juste et me châtie,
Seigneur, Seigneur, moi qui voudrais tant vous aimer !
Laissez, lasse de cris, ma bouche se fermer,
Pour la rouvrir vous-même ensuite avec l’Hostie.
 
Je songe aux nuits de joie ivres et douloureuses
Où ma soif, accoudée à des tables mauvaises,
Se versait les boissons de flamme dont s’abreuvent
Ceux que serre à la gorge un ancien sacrilège.
 
Je viens vers vous, du fond de mon iniquité,
Je viens vers vous, Seigneur, à qui les enfants parlent,
De tout mon bon vouloir et de toutes mes larmes,
Etre triste avec vous, moi qui vous attristai.
 
L’immémorial faix de péchés, le fardeau
De luxure et d’orgueil creuse mes reins qui saignent.
Aux margelles des puits nulle Samaritaine
N’a tendu vers ma soif ses paumes pleines d’eau.
 
Oubliez que je fus des serviteurs indignes ;
Et dans l’ombre que font les collines, le soir,
Celui qui cherche l’âtre et la pierre où s’asseoir
Sentira qu’un pardon se couche sur les vignes.
 
La nuit tombe et m’arrête où dort votre maison ;
Les ramiers se sont tus, mais les fontaines chantent,
Fraîcheur obscure, en palpitant pour que j’y trempe
Mes mains, l’aridité de ma bouche et mon front.
 
L’eau froide et pure emportera vers les ténèbres
Le souvenir fiévreux d’un passé de caresses,
La mémoire des voix, des regards et des gestes,
Et le souffle de feu qui brûle encore mes lèvres.
 
Faites, Seigneur, miséricorde à ma faiblesse,
A cette toute faiblesse des pauvres âmes
Qui n’ont pleuré que pour la chair tiède des femmes.
Que je souffre, Seigneur, des ronces qui vous blessent ;
 
Que la croupe des boucs crispés sur le portail
Serve d’éternel lieu d’exil à mes péchés,
Et que la palme offerte aux cœurs purifiés
Exalte en moi l’azur des vierges du vitrail.
 
Je serai digne alors de gravir, humble et pâle,
Le seuil de gloire où les rois même parlent bas,
Et mon cœur et mes pieds nus ne sentiront pas
Le froid de la divine espérance et des dalles.
 
Cette prière, hélas ! n’est-ce pas seulement
Le glas que sur soi-même agite une âme simple
A qui les yeux naïfs de ses chagrins d’enfant
Ont souri tristement du plus loin de leurs limbes ?
 
N’est-ce pas le glas lourd du vain rêve que font
Dans leurs soirs douloureux les vieilles fois qui meurent :
Entrerai-je, nocturne et las, dans la maison
Où le Maître de vie ineffable demeure ?

Le cœur solitaire (1896)

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