Charles Guérin

Du seuil de sa prison charnelle.

Du seuil de sa prison charnelle, l’âme écoute
Venir le soir ; porteur d’un message angélique
Il chemine vers elle et l’enveloppe toute
De parfums, de tendresse, et d’ombre et de musique.
 
L’âme, attentive au pas du visiteur nocturne,
A dépouillé ses vieux désirs comme des feuilles ;
Et, docile au divin semeur, elle recueille
La cendre et le sommeil qu’il puise dans son urne.
 
Le soir silencieux souffle à souffle s’écoule.
Son amoureux émoi ferme les jeunes roses
Et berce, d’un baiser furtif qu’à peine il pose,
La langueur des ramiers qui longuement roucoulent.
 
Le soir mêle les voix claires aux robes blanches ;
Il fait rire d’échos en échos les collines.
Le soir d’or se suspend à l’âme qu’il incline
Comme le fruit trop lourd fait se ployer la branche ;
 
Il attriste l’adieu du soleil sur les tuiles,
Et sa grave rumeur recueille au bord des routes
La limpide chanson qui tinte, goutte à goutte,
Des lèvres sur la chair et de l’eau sur l’argile.
 
Le soir souple s’enroule au rouet des servantes,
Et l’aïeule aux cheveux d’hiver, aux mains d’automne,
Remplit sa cruche au puits d’argent clair qui frissonne
Et sa prunelle obscure aux étoiles naissantes.
 
Ô soir d’amour, soir de bonté, qui pacifie
Les visages amers et durs des misérables,
Soir divin dont le simple angélus ineffable
Terrasse les genoux d’orgueil devant la vie,
 
Arrête la clarté de tes mondes en marche
Sur le front des porteurs de lyres et des sages,
Dont les rêves profonds s’ouvrent comme des arches
Au-dessus du funèbre et sourd fleuve des âges
 
Où notre nef d’exil s’engouffre à toutes voiles ;
Tandis que Dieu, pensif, d’un invisible geste,
Versera pour leur soif dans la cuve céleste
Les fruits de l’âme humaine et des grappes d’étoiles.

Le cœur solitaire (1896)

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