Casimir Delavigne

La Sybille

Pouzzole.

Marchons, le ciel s’abaisse, et le jour pâlissant
N’est plus à son midi qu’un faible crépuscule ;
Le flot qui vient blanchir les restes du port Jule
Grossit, et sur la cendre expire en gémissant.
Cet orage éloigné que l’Eurus nous ramène
Couvre de ses flancs noirs les pointes de Misène ;
Avançons, et, foulant d’un pied religieux
Ces rivages sacrés que célébra Virgile,
Et d’où Néron chassa la majesté des dieux,
Allons sur l’avenir consulter la Sibylle.

« Ces débris ont pour moi d’invincibles appas, »
Me répond un ami, qu’aux doux travaux d’Apelle,
A Rome, au Vatican son art en vain rappelle ;
« Ils parlent à mes yeux, ils enchaînent mes pas. « Ces lentisques flétris dont la feuille frissonne ; « Ces pampres voltigeants et rougis par l’automne, « Tristes comme les fleurs qui couronnaient les morts, « Ces frêles cyclamens, fanés à leur naissance, « Plaisent à ma tristesse, en mêlant sur ces bords « Le deuil de la nature au deuil de la puissance. « Où sont ces dais de pourpre élevés pour les jeux, « Ces troupeaux d’affranchis, ces courtisans avides ? « Où sont les chars d’airain, les trirèmes rapides, « Qui du soleil levant réfléchissaient les feux ? « C’est là que des clairons la bruyante harmonie « A d’Auguste expirant ranimé l’agonie ; « Vain remède ! et le sang se glaçait dans son coeur, « Tandis que sur ces mers les jeux de Rome esclave, « Retraçant Actiura à ce pâle vainqueur, « Faisaient sourire Auguste au triomphe d’Octave ! « Ces monuments pompeux, tous ces palais romains, « Où triomphaient l’orgueil, l’inceste et l’adultère, « De la vaine grandeur dont ils lassaient la terre « N’ont gardé que des noms en horreur aux humains. « Les voilà, ces arceaux désunis et sans gloire « Qui de Caligula rappellent la mémoire ! « Vingt siècles les ont vus briser le fol orgueil « Des mers qui les couvraient d’écume et d’étincelles, « Leur chaîne s’est rompue et n’est plus qu’un écueil « Où viennent des pécheurs se heurter les nacelles. « Ces temples du plaisir par la mort habités, « Ces portiques, ces bains prolongés sous les ondes, « Ont vu Néron, caché dans leurs grottes profondes, « Condamner Agrippine au sein des voluptés. « Au bruit des flots, roulant sur cette voûte humide, « Il veillait, agité d’un espoir parricide ! « Il lançait à Narcisse un regard satisfait, « Quand, muet d’épouvante et tremblant de colère, « Il apprit que ces flots, instrument du forfait, « Se soulevant d’horreur, lui rejetaient sa mère. « Tout est mort : c’est la mort qu’ici vous respirez : « Quand Rome s’endormit do débauche abattue, « Elle laissa dans l’air ce poison qui vous tue ; « Il infecte les lieux qu’elle a déshonorés. « Telle, après les banquets de ces maîtres du monde, « S’élevait autour d’eux une vapeur immonde « Qui pesait sur leurs sens, ternissait les couleurs « Des fastueux tissus Où retombaient leurs têtes, « Et fanait à leurs pieds sur les marbres en pleurs, « Les roses dont Pestum avait jonché ces fêtes. « Virgile pressentait que, dans ces champs déserts « La mort viendrait s’asseoir au milieu des décombres »
« Alors qu’il les choisit pour y placer les ombres, « Le Styx aux noirs replis, l’Averne et les Enfers. « Contemplez ce pécheur ; voyez, voyez nos guides ; « Interrogez les traits de ces patres livides : « Ne croyez-vous pas voir des spectres sans tombeaux, « Qui, laissés par Caron sur le fatal rivage, « Tendant vers vous la main ; entr’ouvrent leurs lambeaux « Pour mendier le prix de leur dernier passage ?... »

Il disait, et déjà j’écartais les rameaux
Qui cachaient à nos yeux l’antre de la Sibylle,
Au fond de ce cratère, où l’Averne immobile
Couvre un volcan éteint de ses dormantes eaux.
L’enfer, devant nos pas, ouvrait la bouche antique
D’où sortit pour Énée une voix prophétique ;
Un flambeau nous guidait, et ses feux incertains
Dessinaient sur les murs des larves, des fantômes,
Qui sans forme et sans vie, et fuyant sous nos mains,.
Semblaient le peuple vain de ces sombres royaumes.

« Prêtresse des dieux, lève-toi ! « Viens ! m’écriai-je alors, furieuse, écumante, « Le front pâle, et les yeux troublés d’un saint effroi, « Pleine du dieu qui te tourmente, « Viens, viens, Sibylle, et réponds-moi ! « Vers les demeures infernales, « Dis-moi pourquoi la mort pousse comme un troupeau « Cette foule d’ombres royales, « Que nous voyons passer de la pourpre au tombeau ? « Est-ce pour insulter à l’alliance vaine « Que Waterloo scella de notre sang ? « Veut-elle, à chaque roi qu’elle heurte en passant, « Briser un des anneaux de cette vaste chaîne ? « Le dernier de ces rois, que le souffle du Nord « A du trône des czars apporté sui ce bord, « Pliait sous le nom d’Alexandre ; « Allons-nous voir les chefs de son armée en deuil « Donner des jeux sanglants autour de son cercueil, « Pour un sceptre flottant qu’il ne peut plus défendre ? « Verrons-nous couronner l’héritier de son choix, « Et ce maître nouveau d’un empire sans lois « Doit-il, usant ses jours dans de saintes pratiques, « Assister de loin comme lui « Aux funérailles héroïques « D’Athènes qui l’implore et qui meurt sans appui ? « N’offrira– t-elle un jour que des débris célèbres ? « La verrons-nous tomber après ses longs efforts, « Vide comme Pompei, qui du sein des ténèbres, « En secouant sa cendre, étale sur vos bords « Ses murs où manque un peuple, et ses palais funèbres « Où manquent les restes des morts ? « Réponds-moi ! réponds-moi ! furieuse, écumante, « Le front pâle, et les yeux troublés d’un saint effroi, « Pleine du dieu qui te tourmente, « Viens, viens, Sibylle, et réponds-moi ! « La verrons-nous, cette belle Ausonie, « Jeter quelques rayons de sen premier éclat ? « Ou ce flambeau mourant des arts et du génie « Doit-il toujours passer avec ignominie « De la France aux Germains, du pontife au soldat, « Semblable aux feux mouvants, aux clartés infidèles « Qui, changeant de vainqueurs, volent de mains en mains, « Vain jouet des combats que livrent les Romains « Dans leurs saturnales nouvelles ? « L’Espagne, qui préfère au plus beau de ses droits « La sainte obscurité dont la nuit l’environne, « Marâtre de ses fils, infidèle à ses lois, « A l’esclavage s’abandonne, « Et s’endort sous sa chaîne en priant pour ses rois. « Reprendra-t-elle un jour son énergie antique ? « Libre, doit-elle enfin, d’un bras victorieux, « Combattre et déchirer le bandeau fanatique « Qu’une longue ignorance épaissit sur ses yeux ? « Un arbre sur la France étendait son ombrage : « Nous l’entourons encor de nos bras impuissants ; « Le fer du despotisme a touché son feuillage, « Dont les rameaux s’ouvraient chargés de fruits naissants. « Si par sa chute un jour le tronc qui les supporte « Doit de l’Europe entière ébranler les échos, « Le fer, sous son écorce morte, « De sa sève de feu tarira-t-il les flots ? « Ou de sa dépouille flétrie « Quelque rameau ressuscité « Reprendra-t-il racine au sein de la patrie, « Au souffle de la liberté ? « Réponds-moi, réponds-moi ! furieuse, écumante, « Le front pâle, et les yeux troublés d’un saint effroi, « Pleine du dieu qui le tourmente, « Viens, viens, Sibylle, et réponds-moi !... »

J’écoutais : folle attente ! espérance inutile !
L’oracle d’Apollon ne répond qu’à Virgile ;
Et ces noms méconnus qu’en vain je répétai,
Ces noms jadis si beaux : patrie et liberté,
N’ont pas même aujourd’hui d’écho chez la Sibylle.

Les Messéniennes, Livre III (1835)

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