Henri-Frédéric Amiel

L’embarras des richesses.

Nous te quittons, ô vieil abri de chaume,
Oui, mes enfants, rendez grâce à genoux ;
La faim n’est plus, nous avons un royaume ;
Un ciel plein d’or vient de s’ouvrir sur nous.
Nous, si joyeux quand jadis une obole
Brillait un jour au foyer indigent,
Nous héritons ! la misère s’envole :
Merci, mon Dieu, merci, j’ai de l’argent !
 
—Ma fille, à toi des parfums, des dentelles,
Comme au château des parures de fleurs ;
Tous les plaisirs des heureuses mortelles ;
Les bals, les ris, au lieu de nos douleurs !
—A toi, mon fils, des coursiers et des fêtes !
—A nous, la paix loin de tout soin rongeant
Et le satin pour reposer nos têtes :
L’argent ! l’argent ! Dieu, qu’il est beau, l’argent !
 
Quoi ! des palais c’est la toute la joie !
Vos yeux, enfants, perdent leurs doux éclairs.
Bien vite, hélas ! aux jours filés de soie,
Un dieu jaloux mêla des jours amers.
Malheur ! malheur ! aurais-je fait méprise ?
Et, sur les flots, pilote négligent,
Pris pour le port le roc où l’on se brise ?...
L’écueil ! mon Dieu, l’écueil, est-ce l’argent ?
 
Reprends ton hôte, ô mon ancien asile,
Où des haillons m’ont protégé trente ans.
Des lits dorés le doux sommeil s’exile,
Reviens, misère, et rends-nous le printemps !
Loin des cités, mes enfants, je l’espère,
Luira sur nous un bonheur moins changeant ;
Oui, dans vos bras, serrez votre vieux père ;
Merci, mon Dieu, je ne veux plus d’argent.

Grains de mil (1854)

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