Antoine de Latour

Le chapelet des Mavromikhalis

Les Mavromikhalis, les aigles du vieux Magne,
Ont traqué trois cents Turks dans le défilé noir,
Et, de l’aube à midi, font siffler et pleuvoir
Balles et rocs du faîte ardu de la montagne.
 
L’amorce sèche brûle et jaillit par éclair
D’où sort en tournoyant la fumerolle grêle ;
L’écho multiplié verse comme une grêle
Les coups de feu pressés qui crépitent dans l’air.
 
Une âcre odeur de poudre et de chaudes haleines
S’exhale de la gorge étroite aux longs circuits
Qui mêle, en un vacarme enflé de mille bruits,
Le blasphème barbare aux injures hellènes :
 
—Saint Christ !—Allah ! Chacals !—Porcs sans prépuce !—Tiens !
Crache ton âme infecte au diable qui la happe !—
À l’assaut ! Que pas un de ces voleurs n’échappe !
Sus ! La corde et le pal à ces chiens de Chrétiens !—
 
Arrivez, mes agneaux, qu’on vous rompe les côtes !—
Tels les rires, les cris, les exécrations,
Râles de mort, fureurs et détonations
Vont et viennent sans fin le long des parois hautes.
 
Et tous les circoncis, effarés et hurlants,
Parmi les buissons roux et les vignes rampantes
Montent, la rage au ventre, et roulent sur les pentes,
Et s’arrachent la barbe avec leurs poings sanglants.
 
Les femmes du Pyrgos, en de tranquilles poses,
D’en haut, sur le massacre ouvrent de larges yeux,
Tandis que leurs garçons font luire, tout joyeux,
Leurs dents de jeunes loups entre leurs lèvres roses.
 
Par la Vierge ! La chose est faite. Le dernier
Des Turks crève, le poil roidi sur sa peau rêche.
Les oiseaux carnassiers, gorgés de viande fraîche,
Deviendront gras à lard dans ce riche charnier.
 
—Alerte ! Tranchez-moi ces crânes d’infidèles,
Dit le chef. En guirlande à mon mur clouez-les.
Ce sera le plus beau de tous mes chapelets,
Et j’y ferai nicher les bonnes hirondelles !—
 
Pendant bien des étés, bien des mornes hivers,
Le roi du Magne a vu, le long de sa muraille,
Ces têtes, dont la peau se dessèche et s’éraille,
Blanchir, chacune au clou qui s’enfonce au travers.
 
Depuis, tous sont morts, lui, ses enfants et ses proches,
Par la balle ou le sabre, ou vaincus ou vainqueurs.
Leur souvenir farouche emplit les jeunes cœurs,
Et leurs spectres, la nuit, hantent les sombres roches.
 
C’étaient des hommes durs, violents et hardis,
Âpres à la vengeance, orgueilleux de leur race,
Ne sachant demander merci, ni faire grâce,
Et, pour cela, certains d’aller en paradis.
 
Au rebord du ravin abrupt et sans issue,
Sous la ronce, au milieu des sauvages mûriers,
L’ancien Pyrgos, gercé par les ans meurtriers,
Dresse encore sa masse ébréchée et moussue.
 
Les crânes turks, autour, luisent comme des lys ;
Et le berger, vêtu de sa cotte de laine,
Qui paît ses moutons noirs au-dessus de la plaine,
Sourit au chapelet des Mavromikhalis.

Poèmes tragiques (1895)

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