Yves Bonnefoy

Le seul témoin

Ayant livré sa tête aux basses flammes
De la mer, ayant perdu ses mains
Dans son anxieuse profondeur, ayant jeté
Aux matières de l’eau sa chevelure ;
Étant morte, puisque mourir est ce chemin
De verticalité sous la lumière.
Et ivre encore étant morte : ô je fus,
Ménade consumée, dure joie mais perfide.
Le seul témoin, la seule bète prise
Dans ces rets de ta mort que furent sables
Ou rochers ou chaleur, ton signe disais-tu.
 
II
 
Elle fuit vers les saules ; le sourire
Des arbres l’enveloppe, simulant
La joie simple d’un jeu.
Mais la lumière
Est sombre sur ses mains de suppliante,
Et le feu vient laver sa face, emplir sa bouche
Et rejeter son corps dans le gouffre des saules.
O t’abîmant du flanc de la cable osirienne
Dans les eaux de la mort !
Une dernière fois de tes seins
Éclairant les convives.
Mais répandant le jour de ta tête glacée
Sur la stérilité des sites infernaux.
 
III
 
Le peu d’espace entre l’arbre et le seuil
Suffit pour que tu t’élances encore et que tu meures
Et que je croie revivre à la lumière
D’ombrages que tu lus.
Et que j’oublie
Ton visage criant sur chaque mur,
O
Ménade peut-être réconciliée
Avec tant d’ombre heureuse sur la pierre.
 
IV
 
Es-tu vraiment morte ou joues-tu
Encore à simuler la pâleur et le sang,
O toi passionnément au sommeil qui te livres
Comme on ne sait que mourir ?
Es-tu vraiment morte ou joues-tu
Encore en tout miroir
A perdre ton reflet, ta chaleur et ton sang
Dans l’obscurcissement d’un visage immobile ?
 
V
 
Où maintenant est le cerf qui témoigna
Sous ces arbres de justice,
Qu’une route de sang par elle fut ouverte,
Un silence nouveau par elle inventé.
 
Portant sa robe comme lac de sable, comme froid.
Comme cerf pourchassé aux lisières.
Qu’elle mourut, portant sa robe la plus belle.
Et d’une terre vipérine revenue ?
 
VI
 
Sur un fangeux hiver.
Douve, j’étendais
Ta face lumineuse et basse de forêt.
Tout se défait, pensai-je, tout s’éloigne
 
Je te revis violente et riant sans retour.
De tes cheveux au soir d’opulentes saisons
Dissimuler l’éclat d’un visage livide.
 
Je te revis furtive.
En lisière des arbres
Paraître comme un feu quand l’automne resserre
Tout le bruit de l’orage au cœur des frondaisons.
 
O plus noire et déserte !
Enfin je te vis morte,
Inapaisable éclair que le néant supporte,
Vitre sitôt éteinte, et d’obscure maison.
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