Victor Hugo

Célébration du 14 juillet dans la forêt

Qu’il est joyeux aujourd’hui
Le chêne aux rameaux sans nombre,
Mystérieux point d’appui
De toute la forêt sombre !
 
Comme quand nous triomphons,
Il frémit, l’arbre civique ;
Il répand à plis profonds
Sa grande ombre magnifique.
 
D’où lui vient cette gaieté ?
D’où vient qu’il vibre et se dresse,
Et semble faire à l’été
Une plus fière caresse ?
 
C’est le quatorze juillet.
À pareil jour, sur la terre
La liberté s’éveillait
Et riait dans le tonnerre.
 
Peuple, à pareil jour râlait
Le passé, ce noir pirate ;
Paris prenait au collet
La Bastille scélérate.
 
À pareil jour, un décret
Chassait la nuit de la France,
Et l’infini s’éclairait
Du côté de l’espérance.
 
Tous les ans, à pareil jour,
Le chêne au Dieu qui nous crée
Envoie un frisson d’amour,
Et rit à l’aube sacrée.
 
Il se souvient, tout joyeux,
Comme on lui prenait ses branches !
L’âme humaine dans les cieux,
Fière, ouvrait ses ailes blanches.
 
Car le vieux chêne est gaulois :
Il hait la nuit et le cloître ;
Il ne sait pas d’autres lois
Que d’être grand et de croître.
 
Il est grec, il est romain ;
Sa cime monte, âpre et noire,
Au-dessus du genre humain
Dans une lueur de gloire.
 
Sa feuille, chère aux soldats,
Va, sans peur et sans reproche,
Du front d’Epaminondas
À l’uniforme de Hoche.
 
Il est le vieillard des bois ;
Il a, richesse de l’âge,
Dans sa racine Autrefois,
Et Demain dans son feuillage.
 
Les rayons, les vents, les eaux,
Tremblent dans toutes ses fibres ;
Comme il a besoin d’oiseaux,
Il aime les peuples libres.
 
C’est son jour. Il est content.
C’est l’immense anniversaire.
Paris était haletant.
La lumière était sincère.
 
Au loin roulait le tambour...?
Jour béni ! jour populaire,
Où l’on vit un chant d’amour
Sortir d’un cri de colère !
 
Il tressaille, aux vents bercé,
Colosse où dans l’ombre austère
L’avenir et le passé
Mêlent leur double mystère.
 
Les éclipses, s’il en est,
Ce vieux naïf les ignore.
Il sait que tout ce qui naît,
L’oeuf muet, le vent sonore,
 
Le nid rempli de bonheur,
La fleur sortant des décombres,
Est la parole d’honneur
Que Dieu donne aux vivants sombres.
 
Il sait, calme et souriant,
Sérénité formidable !
Qu’un peuple est un orient,
Et que l’astre est imperdable.
 
Il me salue en passant,
L’arbre auguste et centenaire ;
Et dans le bois innocent
Qui chante et que je vénère,
 
Étalant mille couleurs,
Autour du chêne superbe
Toutes les petites fleurs
Font leur toilette dans l’herbe.
 
L’aurore aux pavots dormants
Verse sa coupe enchantée ;
Le lys met ses diamants ;
La rose est décolletée.
 
Aux chenilles de velours
Le jasmin tend ses aiguières ;
L’arum conte ses amours,
Et la garance ses guerres.
 
Le moineau-franc, gai, taquin,
Dans le houx qui se pavoise,
D’un refrain républicain
Orne sa chanson grivoise.
 
L’ajonc rit près du chemin ;
Tous les buissons des ravines
Ont leur bouquet à la main ;
L’air est plein de voix divines.
 
Et ce doux monde charmant,
Heureux sous le ciel prospère,
Épanoui, dit gaiement :
C’est la fête du grand-père.

"Les chansons des rues et des bois (1865)"

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