Théophile Gautier

Thébaïde

Mon rêve le plus cher et le plus caressé,
Le seul qui rit encore à mon cœur oppressé,
C’est de m’ensevelir au fond d’une chartreuse,
Dans une solitude inabordable, affreuse ;
Loin, bien loin, tout là-bas, dans quelque Sierra
Bien sauvage, où jamais voix d’homme ne vibra,
Dans la forêt de pins, parmi les âpres roches,
Où n’arrive pas même un bruit lointain de cloches ;
Dans quelque Thébaïde, aux lieux les moins hantés,
Comme en cherchaient les saints pour leurs austérités ;
Sous la grotte où grondait le lion de Jérôme,
Oui, c’est là que j’irais pour respirer ton baume
Et boire la rosée à ton calice ouvert,
Ô frêle et chaste fleur, qui crois dans le désert
Aux fentes du tombeau de l’Espérance morte !
De non cœur dépeuplé je fermerais la porte
Et j’y ferais la garde, afin qu’un souvenir
Du monde des vivants n’y pût pas revenir ;
J’effacerais mon nom de ma propre mémoire ;
Et de tous ces mots creux : Amour, Science et Gloire
Qu’aux jours de mon avril mon âme en fleur rêvait,
Pour y dormir ma nuit j’en ferais un chevet ;
Car je sais maintenant que vaut cette fumée
Qu’au-dessus du néant pousse une renommée.
J’ai regardé de près et la science et l’art :
J’ai vu que ce n’était que mensonge et hasard ;
J’ai mis sur un plateau de toile d’araignée
L’amour qu’en mon chemin j’ai reçue et donnée :
Puis sur l’autre plateau deux grains du vermillon
Impalpable, qui teint l’aile du papillon,
Et j’ai trouvé l’amour léger dans la balance.
Donc, reçois dans tes bras, ô douce somnolence,
Vierge aux pâles couleurs, blanche sœur de la mort,
Un pauvre naufragé des tempêtes du sort !
Exauce un malheureux qui te prie et t’implore,
Egraine sur son front le pavot inodore,
Abrite-le d’un pan de ton grand manteau noir,
Et du doigt clos ses yeux qui ne veulent plus voir.
Vous, esprits du désert, cependant qu’il sommeille,
Faites taire les vents et bouchez son oreille,
Pour qu’il n’entende pas le retentissement
Du siècle qui s’écroule, et ce bourdonnement
Qu’en s’en allant au but où son destin la mène
Sur le chemin du temps fait la famille humaine !
 
Je suis las de la vie et ne veux pas mourir ;
Mes pieds ne peuvent plus ni marcher ni courir ;
J’ai les talons usés de battre cette route
Qui ramène toujours de la science au doute.
Assez, je me suis dit, voilà la question.
 
Va, pauvre rêveur, cherche une solution
Claire et satisfaisante à ton sombre problème,
Tandis qu’Ophélia te dit tout haut : Je t’aime ;
Mon beau prince danois marche les bras croisés,
Le front dans la poitrine et les sourcils froncés,
D’un pas lent et pensif arpente le théâtre,
Plus pâle que ne sont ces figures d’albâtre,
Pleurant pour les vivants sur les tombeaux des morts ;
Épuise ta vigueur en stériles efforts,
Et tu n’arriveras, comme a fait Ophélie,
Qu’à l’abrutissement ou bien à la folie.
C’est à ce degré-là que je suis arrivé.
Je sens ployer sous moi mon génie énervé ;
Je ne vis plus ; je suis une lampe sans flamme,
Et mon corps est vraiment le cercueil de mon âme.
 
Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr,
Si dans un coin du cœur il éclot un désir,
Lui couper sans pitié ses ailes de colombe,
Être comme est un mort, étendu sous la tombe,
Dans l’immobilité savourer lentement,
Comme un philtre endormeur, l’anéantissement :
Voilà quel est mon vœu, tant j’ai de lassitude,
D’avoir voulu gravir cette côte âpre et rude,
Brocken mystérieux, où des sommets nouveaux
Surgissent tout à coup sur de nouveaux plateaux,
Et qui ne laisse voir de ses plus hautes cimes
Que l’esprit du vertige errant sur les abîmes.
 
C’est pourquoi je m’assieds au revers du fossé,
Désabusé de tout, plus voûté, plus cassé
Que ces vieux mendiants que jusques à la porte
Le chien de la maison en grommelant escorte.
C’est pourquoi, fatigué d’errer et de gémir,
Comme un petit enfant, je demande à dormir ;
Je veux dans le néant renouveler mon être,
M’isoler de moi-même et ne plus me connaître ;
Et comme en un linceul, sans y laisser un seul pli,
Rester enveloppé dans mon manteau d’oubli.
 
J’aimerais que ce fût dans une roche creuse,
Au penchant d’une côte escarpée et pierreuse,
Comme dans les tableaux de Salvator Rosa,
Où le pied d’un vivant jamais ne se posa ;
Sous un ciel vert, zébré de grands nuages fauves,
Dans des terrains galeux clairsemés d’arbres chauves,
Avec un horizon sans couronne d’azur,
Bornant de tous côtés le regard comme un mur,
Et dans les roseaux secs près d’une eau noire et plate
Quelque maigre héron debout sur une patte.
Sur la caverne, un pin, ainsi qu’un spectre en deuil
Qui tend ses bras voilés au-dessus d’un cercueil,
Tendrait ses bras en pleurs, et du haut de la voûte
Un maigre filet d’eau suintant goutte à goutte,
Marquerait par sa chute aux sons intermittents
Le battement égal que fait le cœur du temps.
Comme la Niobé qui pleurait sur la roche,
Jusqu’à ce que le lierre autour de moi s’accroche,
Je demeurerais là les genoux au menton,
Plus ployé que jamais, sous l’angle d’un fronton,
Ces Atlas accroupis gonflant leurs nerfs de marbre ;
Mes pieds prendraient racine et je deviendrais arbre ;
Les faons auprès de moi tondraient le gazon ras,
Et les oiseaux de nuit percheraient sur mes bras.
 
C’est là ce qu’il me faut plutôt qu’un monastère ;
Un couvent est un port qui tient trop à la terre ;
Ma nef tire trop d’eau pour y pouvoir entrer
Sans en toucher le fond et sans s’y déchirer.
Dût sombrer le navire avec toute sa charge,
J’aime mieux errer seul sur l’eau profonde et large.
Aux barques de pêcheur l’anse à l’abri du vent,
Aux simples naufragés de l’âme, le couvent.
À moi la solitude effroyable et profonde,
Par dedans, par dehors !
 
Par dedans, par dehors ! Un couvent, c’est un monde ;
On y pense, on y rêve, on y prie, on y croit :
La mort n’est que le seuil d’une autre vie ; on voit
Passer au long du cloître une forme angélique ;
La cloche vous murmure un chant mélancolique ;
La Vierge vous sourit, le bel enfant Jésus
Vous tend ses petits bras de sa niche ; au-dessus
De vos fronts inclinés, comme un essaim d’abeilles,
Volent les Chérubins en légions vermeilles.
Vous êtes tout espoir, tout joie et tout amour,
À l’escalier du ciel vous montez chaque jour ;
L’extase vous remplit d’ineffables délices,
Et vos cœurs parfumés sont comme des calices ;
Vous marchez entourés de célestes rayons
Et vos pieds après vous laissent d’ardents sillons !
 
Ah ! grands voluptueux, sybarites du cloître,
Qui passez votre vie à voir s’ouvrir et croître
Dans le jardin fleuri de la mysticité,
Les pétales d’argent du lis de pureté,
Vrais libertins du ciel, dévots Sardanapales,
Vous, vieux moines chenus, et vous, novices pâles,
Foyers couverts de cendre, encensoirs ignorés,
Quel don Juan a jamais sous ses lambris dorés
Senti des voluptés comparables aux vôtres !
Auprès de vos plaisirs, quels plaisirs sont les nôtres !
Quel amant a jamais, à l’âge où l’œil reluit,
Dans tout l’enivrement de la première nuit,
Poussé plus de soupirs profonds et pleins de flamme,
Et baisé les pieds nus de la plus belle femme
Avec la même ardeur que vous les pieds de bois
Du cadavre insensible allongé sur la croix !
Quelle bouche fleurie et d’ambroisie humide,
Vaudrait la bouche ouverte à son côté livide !
Notre vin est grossier ; pour vous, au lieu de vin,
Dans un calice d’or perle le sang divin ;
Nous usons notre lèvre au seuil des courtisanes,
Vous autres, vous aimez des saintes diaphanes,
Qui se parent pour vous des couleurs des vitraux
Et sur vos fronts tondus, au détour des arceaux,
Laissent flotter le bout de leurs robes de gaze :
Nous n’avons que l’ivresse et vous avez l’extase.
Nous, nos contentements dureront peu de jours,
Les vôtres, bien plus vifs, doivent durer toujours.
Calculateurs prudents, pour l’abandon d’une heure,
Sur une terre où nul plus d’un jour ne demeure,
Vous achetez le ciel avec l’éternité.
Malgré ta règle étroite et ton austérité,
Maigre et jaune Rancé, tes moines taciturnes
S’entrouvrent à l’amour comme des fleurs nocturnes,
Une tête de mort grimaçante pour nous
Sourit à leur chevet du rire le plus doux ;
Ils creusent chaque jour leur fosse au cimetière,
Ils jeûnent et n’ont pas d’autre lit qu’une bière,
Mais ils sentent vibrer sous leur suaire blanc,
Dans des transports divins, un cœur chaste et brûlant ;
Ils se baignent aux flots de l’océan de joie,
Et sous la volupté leur âme tremble et ploie,
Comme fait une fleur sous une goutte d’eau,
Ils sont dignes d’envie et leur sort est très-beau ;
Mais ils sont peu nombreux dans ce siècle incrédule
Creux qui font de leur âme une lampe qui brûle,
Et qui peuvent, baisant la blessure du Christ,
Croire que tout s’est fait comme il était écrit.
Il en est qui n’ont pas le don des saintes larmes,
Qui veillent sans lumière et combattent sans armes ;
Il est des malheureux qui ne peuvent prier
Et dont la voix s’éteint quand ils veulent crier ;
Tous ne se baignent pas dans la pure piscine
Et n’ont pas même part à la table divine :
Moi, je suis de ce nombre, et comme saint Thomas,
Si je n’ai dans la plaie un doigt, je ne crois pas.
 
Aussi je me choisis un antre pour retraite
Dans une région détournée et secrète
D’où l’on n’entende pas le rire des heureux
Ni le chant printanier des oiseaux amoureux,
L’antre d’un loup crevé de faim ou de vieillesse,
Car tout son m’importune et tout rayon me blesse,
Tout ce qui palpite, aime ou chante, me déplaît,
Et je hais l’homme autant et plus que ne le hait
Le buffle à qui l’on vient de percer la narine.
De tous les sentiments croulés dans la ruine,
Du temple de mon âme, il ne reste debout
Que deux piliers d’airain, la haine et le dégoût.
Pourtant je suis à peine au tiers de ma journée ;
Ma tête de cheveux n’est pas découronnée ;
À peine vingt épis sont tombés du faisceau :
Je puis derrière moi voir encore mon berceau.
Mais les soucis amers de leurs griffes arides
M’ont fouillé dans le front d’assez profondes rides
Pour en faire une fosse à chaque illusion.
Ainsi me voilà donc sans foi ni passion,
Désireux de la vie et ne pouvant pas vivre,
Et dès le premier mot sachant la fin du livre.
Car c’est ainsi que sont les jeunes d’aujourd’hui :
Leurs mères les ont faits dans un moment d’ennui.
Et qui les voit auprès des blancs sexagénaires
Plutôt que les enfants les estime les pères ;
Ils sont venus au monde avec des cheveux gris ;
Comme ces arbrisseaux frêles et rabougris
Qui, dès le mois de mai, sont pleins de feuilles mortes,
Ils s’effeuillent au vent, et vont devant leurs portes
Se chauffer au soleil à côté de l’aïeul,
Et du jeune et du vieux, à coup sûr, le plus seul,
Le moins accompagné sur la route du monde,
Hélas ! C’est le jeune homme à tête brune ou blonde
Et non pas le vieillard sur qui l’âge a neigé ;
Celui dont le navire est le plus allégé
D’espérance et d’amour, lest divin dont on jette
Quelque chose à la mer chaque jour de tempête,
Ce n’est pas le vieillard, dont le triste vaisseau
Va bientôt échouer à l’écueil du tombeau.
L’univers décrépit devient paralytique,
La nature se meurt, et le spectre critique
Cherche en vain sous le ciel quelque chose à nier.
Qu’attends-tu donc, clairon du jugement dernier ?
Dis-moi, qu’attends-tu donc, archange à bouche ronde
Qui dois sonner là-haut la fanfare du monde ?
Toi, sablier du temps, que Dieu tient dans sa main,
Quand donc laisseras-tu tomber ton dernier grain ?

La comédie de la mort (1838)

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