Théophile Gautier

Le premier rayon de mai

Hier j’étais à table avec ma chère belle,
Ses deux pieds sur les miens, assis en face d’elle,
Dans sa petite chambre ; ainsi que dans leur nid
Deux ramiers bienheureux que le bon Dieu bénit.
C’était un bruit charmant de verres, de fourchettes,
Comme des becs d’oiseaux, picotant les assiettes ;
De sonores baisers et de propos joyeux.
L’enfant, pour être à l’aise, et régaler mes yeux,
Avait ouvert sa robe, et sous la toile fine
On voyait les trésors de sa blanche poitrine ;
Comme les seins d’Isis, aux contours ronds et purs,
Ses beaux seins se dressaient, étincelants et durs,
Et, comme sur des fleurs des abeilles posées,
Sur leurs pointes tremblaient des lumières rosées ;
Un rayon de soleil, le premier du printemps,
Dorait, sur son col brun, de reflets éclatants ;
Quelques cheveux follets, et de mille paillettes
D’un verre de cristal allumant les facettes,
Enchâssait un rubis dans la pourpre du vin.
Oh ! Le charmant repas ! Oh ! Le rayon divin !
Avec un sentiment de joie et de bien-être
Je regardais l’enfant, le verre et la fenêtre ;
L’aubépine de mai me parfumait le cœur,
Et, comme la saison, mon âme était en fleur ;
Je me sentais heureux et plein de folle ivresse,
De penser qu’en ce siècle, envahi par la presse,
Dans ce Paris bruyant et sale à faire peur,
Sous le règne fumeux des bateaux à vapeur,
Malgré les députés, la Charte et les ministres,
Les hommes du progrès, les cafards et les cuistres,
On n’avait pas encore supprimé le soleil,
Ni dépouillé le vin de son manteau vermeil ;
Que la femme était belle et toujours désirable,
Et qu’on pouvait encore, les coudes sur la table,
Auprès de sa maîtresse, ainsi qu’aux premiers jours,
Célébrer le printemps, le vin et les amours.

La comédie de la mort (1838)

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