Théodore de Banville

Voici le mois de mai.

Chère, voici le mois de mai,
Le mois du printemps parfumé
       Qui, sous les branches,
Fait vibrer des sons inconnus,
Et couvre les seins demi-nus
       De robes blanches.
 
Voici la saison des doux nids,
Le temps où les cieux rajeunis
       Sont tout en flamme,
Où déjà, tout le long du jour,
Le doux rossignol de l’amour
       Chante dans l’âme.
 
Ah ! de quels suaves rayons
Se dorent nos illusions
       Les plus chéries,
Et combien de charmants espoirs
Nous jettent dans l’ombre des soirs
       Leurs rêveries !
 
Parmi nos rêves à tous deux,
Beaux projets souvent hasardeux
       Qui sont les mêmes,
Songes pleins d’amour et de foi
Que tu dois avoir comme moi,
       Puisque tu m’aimes ;
 
Il en est un seul plus aimé.
Tel meurt un zéphyr embaumé
       Sur votre bouche,
Telle, par une ardente nuit,
De quelque Séraphin, sans bruit,
       L’aile vous touche.
 
Camille, as-tu rêvé parfois
Qu’à l’heure où s’éveillent les bois
       Et l’alouette,
Où Roméo, vingt fois baisé,
Enjambe le balcon brisé
       De Juliette,
 
Nous partons tous les deux, tout seuls ?
Hors Paris, dans les grands tilleuls
       Un rayon joue ;
L’air sent les lilas et le thym,
La fraîche brise du matin
       Baise ta joue.
 
Après avoir passé tout près
De vastes ombrages, plus frais
       Qu’une glacière
Et tout pleins de charmants abords,
Nous allons nous asseoir aux bords
       De la rivière.
 
L’eau frémit, le poisson changeant
Émaille la vague d’argent
       D’écailles blondes ;
Le saule, arbre des tristes vœux,
Pleure, et baigne ses longs cheveux
       Parmi les ondes.
 
Tout est calme et silencieux.
Étoiles que la terre aux cieux
       A dérobées,
On voit briller d’un éclat pur
Les corsages d’or et d’azur
       Des scarabées.
 
Nos yeux s’enivrent, assouplis,
A voir l’eau dérouler les plis
       De sa ceinture.
Je baise en pleurant tes genoux,
Et nous sommes seuls, rien que nous
       Et la nature !
 
Tout alors, les flots enchanteurs,
L’arbre ému, les oiseaux chanteurs
       Et les feuillées,
Et les voix aux accords touchants
Que le silence dans les champs
       Tient éveillées,
 
La brise aux parfums caressants,
Les horizons éblouissants
       De fantaisie,
Les serments dans nos cœurs écrits,
Tout en nous demande à grands cris
       La Poésie.
 
Nous sommes heureux sans froideur.
Plus de bouderie ou d’humeur
       Triste ou chagrine ;
Tu poses d’un air triomphant
Ta petite tête d’enfant
       Sur ma poitrine ;
 
Tu m’écoutes, et je te lis,
Quoique ta bouche aux coins pâlis
       S’ouvre et soupire,
Quelques stances d’Alighieri,
Ronsard, le poëte chéri,
       Ou bien Shakspere.
 
Mais je jette le livre ouvert,
Tandis que ton regard se perd
       Parmi les mousses,
Et je préfère, en vrai jaloux,
A nos poëtes les plus doux
       Tes lèvres douces !
 
Tiens, voici qu’un couple charmant,
Comme nous jeune et bien aimant,
       Vient et regarde.
Que de bonheur rien qu’à leurs pas !
Ils passent et ne nous voient pas :
       Que Dieu les garde !
 
Ce sont des frères, mon cher cœur,
Que, comme nous, l’amour vainqueur
       Fit l’un pour l’autre.
Ah ! qu’ils soient heureux à leur tour !
Embrassons-nous pour leur amour
       Et pour le nôtre !
 
Chère, quel ineffable émoi,
Sur ce rivage où près de moi
       Tu te recueilles,
De mêler d’amoureux sanglots
Aux douces plaintes que les flots
       Disent aux feuilles !
 
Dis, quel bonheur d’être enlacés
Par des bras forts, jamais lassés !
       Avec quels charmes,
Après tous nos mortels exils,
Je savoure au bout de tes cils
       De fraîches larmes !

Les Stalactites (1846)

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