Théodore de Banville

La Vie et la Mort.

J’ai vu ces songeurs, ces poètes,
Ces frères de l’aigle irrité,
Tous montrant sur leurs nobles têtes
Le signe de la Vérité.
 
Et près d’eux, comme deux statues
Qui naquirent d’un même effort,
Se tenaient, de blancheur vêtues,
Deux vierges, la Vie et la Mort.
 
J’ai vu le mendiant Homère,
Le grand Eschyle au cœur sans fiel,
Chauve, et dans sa vieillesse amère
Insulté par le vent du ciel ;
 
J’ai vu le lyrique Pindare,
L’élève divin de Myrtis
Dont un roi prenait la cithare,
Comme le chevreau broute un lys ;
 
J’ai vu mon père Aristophane
Blessé par des mots odieux,
Et devant le peuple profane
Défendant Eschyle et ses Dieux ;
 
J’ai vu buvant la sombre lie
De ses calices triomphants,
Sophocle, accusé de folie
Et maltraité par ses enfants ;
 
J’ai vu portant l’affreux stigmate,
Ovide fugitif, buvant
Le lait d’une jument sarmate
Au désert glacé par le vent ;
 
J’ai vu Dante en exil, et Tasse
Abandonné par sa raison,
Collant sa face morne et lasse
Aux noirs barreaux de sa prison.
 
Pareil au lion qui soupire
Sous le vil fouet de ses gardiens,
Hélas ! j’ai vu le dieu Shakespeare
Aux gages des comédiens ;
 
J’ai vu Cervantès, pauvre esclave,
Au bagne exhalant ses sanglots,
Et Camoëns sanglant et hâve
Luttant dans l’écume des flots ;
 
J’ai vu, tant le destin se joue
En des caprices insensés,
Corneille marchant dans la boue
Avec ses souliers rapiécés,
 
Et Racine, cet idolâtre,
Tombant les regards éblouis
Par le tonnerre de théâtre
Que lançaient les yeux de Louis,
 
Et Chénier, dont le trait rapide
Atteignait sa victime au flanc,
Versant sur l’échafaud stupide
La belle pourpre de son sang.
 
Brillant de la splendeur première,
Tous ces grands exilés des cieux,
Tous ces hommes porte-lumière
Avaient des astres dans leurs yeux.
 
Lorsqu’elle frappait notre oreille
Avec le bruit du flot amer,
Leur voix immense était pareille
À la tumultueuse mer,
 
Et leur rire plein d’étincelles
Semblait lancer dans l’aquilon
Des flèches pareilles à celles
De l’archer Phœbus Apollon.
 
Pourtant sans foyer et sans joie,
Sous les cieux incléments et froids
Ils traînaient leur misère, proie
De la foule, ou jouet des rois.
 
Et dans ses colères, la Vie,
Brisant ce qui leur était cher,
D’une dent folle, inassouvie,
Mordait cruellement leur chair.
 
Les mettant dans la troupe vile
Des mendiants que nous raillons,
Elle les poussait dans la ville
Affublés de sombres haillons ;
 
Sur eux acharnée en sa rage,
Et voulant les réduire enfin,
Elle leur prodiguait l’outrage,
La pauvreté, l’exil, la faim,
 
Et les pourchassait, misérables
Qui n’espèrent plus de rachats,
Ayant tous leurs fronts vénérables
Souillés de ses impurs crachats !
 
Mais enfin la compagne sûre
Venait ; la radieuse Mort
Lavait tendrement la blessure
De leurs seins exempts de remord.
 
Ainsi que les mères farouches
Qui sont prodigues du baiser,
Elle les baisait sur leurs bouches
Doucement, pour les apaiser.
 
Sous leurs pas, ainsi qu’une Omphale,
Elle étendait au grand soleil
La rouge pourpre triomphale
Pour leur faire un tapis vermeil,
 
Et sur leurs fronts brillants de gloire
Devant le peuple meurtrier,
Avec ses belles mains d’ivoire
Elle attachait le noir laurier.

Les Cariatides (1842)

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