Théodore de Banville

À Alfred Dehodencq.

Tenir la lumière asservie
Lorsqu’elle voudrait s’envoler,
         Et voler
A Dieu le secret de la vie ;
 
Pour les mélanger sur des toiles
Dérober même aux cieux vengeurs
         Leurs rougeurs
Et le blanc frisson des étoiles ;
 
Comme on cueille une fleur éclose,
Ravir à l’Orient en feu
         Son air bleu
Et son ciel flamboyant et rose ;
 
Pétrir de belles créatures,
Et sur d’éblouissants amas
         De damas
Éparpiller des chevelures ;
 
Inonder de sang le Calvaire
Ou jeter un éclat divin
         Sur le vin
Qu’un buveur a mis dans son verre ;
 
Se réjouir des pierreries,
Et jeter le baiser vermeil
         Du soleil
Jusque sur les rouges tueries ;
 
Créer des êtres, et leur dire :
Misérables, c’est votre tour !
         Que l’Amour
De sa folle main vous déchire ;
 
Enfin pour ce monde risible
Forçant la couleur à chanter,
         L’enchanter
Par une musique visible,
 
Voilà vraiment ce que vous faites,
Peintres ! qui pour nous préparez
         Et parez
Sans repos d’éternelles fêtes !
 
Ouvriers, inventeurs, génies !
Par un miracle surhumain,
         Votre main
Réalise ces harmonies
 
Où la couleur qui se déploie
En accords de la nuit vainqueurs,
         Dans nos cœurs
Fait jaillir des sources de joie.
 
Et nos fronts sont baignés d’aurore.
Mais vous, par un retour fatal,
         L’Idéal
Vous martyrise et vous dévore.
 
Et vos enchantements sublimes,
Vous les payez de votre chair ;
         Il est cher,
Le feu qu’on vole sur les cimes !
 
Si tu montas avec délice
L’escalier bleu des paradis
         Interdits,
Un inexprimable supplice
 
Te punit, ô rêveur étrange
Qui sus donner l’illusion
         Du rayon
De lumière où s’envole un Ange ;
 
Et lorsque tout le ciel flamboie
Dans ta prunelle ivre d’amour,
         Un vautour
Vient manger ton cœur et ton foie.

Odelettes (1856)

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