Théodore Agrippa d'Aubigné

Larmes

                                 À Suzanne de Lezay, la femme de l’auteur.
 
 
J’ai couvert mes plaintes funèbres
Sous le voile noir des ténèbres,
La nuit a gardé mes ennuis,
Le jour mes allégresses feintes ;
Cacher ni feindre je ne puis,
Pour ce que les plus longues nuits
Sont trop courtes à mes complaintes.
 
Le feu dans le cœur d’une souche
A la fin lui forme une bouche,
Et lui ouvre comme des yeux,
Par où l’on voit et peut entendre
Le brasier épris en son creux :
Mais lors qu’on voit à clair ses feux,
C’est lors qu’elle est demi en cendre.
 
Au printemps, on coupe la branche.
L’hiver sans danger on la tranche :
Mais quand un acier sans pitié
Tire le sang, qui est la sève,
Lors pleurant sa morte moitié
Meurt en été, de l’amitié,
La branche de la branche veuve.
 
Que l’aether soupire à ma vue,
Tire mes vapeurs en la nue ;
Le tison fumant de mon cœur
Un pareil feu dans le ciel mette,
Qui de jour cache son ardeur,
La nuit, d’effroyable splendeur,
Flambait au ciel un grand cornette.
 
Plaindrai-je ma moitié ravie,
De quelques moitiés de ma vie ?
Non, la vie entière n’est pas
Trop, pour en ces douleurs s’éteindre,
Soupirer en passant le pas
Par les trois fumeaux du trépas,
C’est plaindre comme il faut se plaindre.
 
Plus mes yeux asséchez ne pleurent ;
Taris sans humeur, ils se meurent :
L’âme la pleure, et non pas l’œil.
Je prendrai le drap mortuaire
Dans l’obscurité du cercueil,
Les noires ombres pour mon deuil,
Et pour crêpe noir le suaire.

Petites œuvres meslées (1630)

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