Nicolas Boileau

À M. Le marquis de Seignelay

Rien n’est plus beau que le vrai.
 
Dangereux ennemi de tout mauvais flatteur,
Seignelay, c’est en vain qu’un ridicule auteur,
Prêt à porter ton nom de l’Èbre jusqu’au Gange,
Croit te prendre aux filets d’une sotte louange.
Aussitôt ton esprit, prompt à se révolter,
S’échappe, et rompt le piège où l’on veut l’arrêter.
Il n’en est pas ainsi de ces esprits frivoles,
Que tout flatteur endort au son de ses paroles,
Qui, dans un vain sonnet, placés au rang des dieux,
Se plaisent à fouler l’Olympe radieux ;
Et, fiers du haut étage où La Serre les loge,
Avalent sans dégoût le plus grossier éloge.
Tu ne te repais point d’encens à si bas prix.
Non que tu sois pourtant de ces rudes esprits
Qui regimbent toujours, quelque main qui les flatte.
Tu souffres la louange adroite et délicate,
Dont la trop forte odeur n’ébranle point les sens.
Mais un auteur novice à répandre l’encens,
Souvent à son héros, dans un bizarre ouvrage,
Donne de l’encensoir au travers du visage ;
Va louer Monterey d’Oudenarde forcé,
Ou vante aux électeurs Turenne repoussé.
Tout éloge imposteur blesse une âme sincère.
Si, pour faire sa cour à ton illustre père,
Seignelay, quelque auteur, d’un faux zèle emporté,
Au lieu de peindre en lui la noble activité,
La solide vertu, la vaste intelligence,
Le zèle pour son roi, l’ardeur, la vigilance,
La constante équité, l’amour pour les beaux-arts,
Lui donnait les vertus d’Alexandre ou de Mars,
Et, pouvant justement l’égaler à Mécène,
Le comparait au fils de Pelée ou d’Alcmène :
Ses yeux, d’un tel discours faiblement éblouis,
Bientôt dans ce tableau reconnaîtraient Louis ;
Et glaçant d’un regard la muse et le poète,
Imposeraient silence à sa verve indiscrète.
Un cœur noble est content de ce qu’il trouve en lui
Et ne s’applaudit point des qualités d’autrui.
Que me sert en effet qu’un admirateur fade
Vante mon embonpoint, si je me sens malade,
Si dans cet instant même un feu séditieux
Fait bouillonner mon sang et pétiller mes yeux ?
Rien n’est beau que le vrai : le vrai seul est aimable ;
Il doit régner partout, et même dans la fable :
De toute fiction l’adroite fausseté
Ne tend qu’à faire aux yeux briller la vérité.
 
Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces,
Sont recherchés du peuple, et reçus chez les princes ?
Ce n’est pas que leurs sons, agréables, nombreux,
Soient toujours à l’oreille également heureux ;
Qu’en plus d’un lieu le sens n’y gêne la mesure,
Et qu’un mot quelquefois n’y brave la césure :
Mais c’est qu’en eux le vrai, du mensonge vainqueur,
Partout se montre aux yeux, et va saisir le cœur ;
Que le bien et le mal y sont prisés au juste ;
Que jamais un faquin n’y tint un rang auguste ;
Et que mon cœur, toujours conduisant mon esprit,
Ne dit rien aux lecteurs qu’à soi-même il n’ait dit.
Ma pensée au grand jour partout s’offre et s’expose ;
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.
C’est par là quelquefois que ma rime surprend ;
C’est là ce que n’ont point Jonas ni Childebrand,
Ni tous ces vains amas de frivoles sornettes,
Montre, Miroir d’amour, Amitiés, Amourettes,
Dont le titre souvent est l’unique soutien,
Et qui, parlant beaucoup, ne disent jamais rien.
 
Mais peut-être, enivré des vapeurs de ma muse,
Moi-même en ma faveur, Seignelay, je m’abuse.
Cessons de nous flatter. Il n’est esprit si droit
Qui ne soit imposteur et faux par quelque endroit.
Sans cesse on prend le masque, et, quittant la nature,
On craint de se montrer sous sa propre figure.
Par là le plus sincère assez souvent déplaît.
Rarement un esprit ose être ce qu’il est.
Vois-tu cet importun que tout le monde évite,
Cet homme à toujours fuir, qui jamais ne vous quitte ?
Il n’est pas sans esprit ; mais, né triste et pesant,
Il veut être folâtre, évaporé, plaisant ;
Il s’est fait de sa joie une loi nécessaire,
Et ne déplaît enfin que pour vouloir trop plaire.
La simplicité plaît sans étude et sans art.
Tout charme en un enfant dont la langue sans fard,
A peine du filet encor débarrassée,
Sait d’un air innocent bégayer sa pensée.
Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant ;
Mais la nature est vraie, et d’abord on la sent ;
C’est elle seule en tout qu’on admire et qu’on aime.
Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même.
Chacun pris dans son air est agréable en soi :
Ce n’est que l’air d’autrui qui peut déplaire en moi.
 
Ce marquis était né doux, commode, agréable ;
On vantait en tous lieux son ignorance aimable ;
Mais, depuis quelques mois devenu grand docteur,
Il a pris un faux air, une sotte hauteur ;
Il ne veut plus parler que de rime et de prose ;
Des auteurs décriés il prend en main la cause ;
Il rit du mauvais goût de tant d’hommes divers,
Et va voir l’opéra seulement pour les vers.
Voulant se redresser, soi-même on s’estropie,
Et d’un original on fait une copie.
L’ignorance vaut mieux qu’un savoir affecté.
Rien n’est beau, je reviens, que par la vérité :
C’est par elle qu’on plaît, et qu’on peut longtemps plaire.
L’esprit lasse aisément, si le cœur n’est sincère.
En vain par sa grimace un bouffon odieux
A table nous fait rire et divertit nos yeux :
Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre.
Prenez-le tête à tête, ôtez-lui son théâtre ;
Ce n’est plus qu’un cœur bas, un coquin ténébreux ;
Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux.
J’aime un esprit aisé qui se montre, qui s’ouvre,
Et qui plaît d’autant plus, que plus il se découvre.
Mais la seule vertu peut souffrir la clarté :
Le vice, toujours sombre, aime l’obscurité ;
Pour paraître au grand jour il faut qu’il se déguise ;
C’est lui qui de nos mœurs a banni la franchise.
 
Jadis l’homme vivait au travail occupé,
Et, ne trompant jamais, n’était jamais trompé.
On ne connaissait point la ruse et l’imposture ;
Le Normand même alors ignorait le parjure.
Aucun rhéteur encore, arrangeant le discours,
N’avait d’un art menteur enseigné les détours.
Mais sitôt qu’aux humains, faciles à séduire,
L’abondance eut donné le loisir de se nuire,
La mollesse amena la fausse vanité.
Chacun chercha pour plaire un visage emprunté.
Pour éblouir les yeux, la fortune arrogante
Affecta d’étaler une pompe insolente ;
L’or éclata partout sur les riches habits ;
On polit l’émeraude, on tailla le rubis,
Et la laine et la soie, en cent façons nouvelles,
Apprirent à quitter leurs couleurs naturelles.
La trop courte beauté monta sur des patins ;
La coquette tendit ses lacs tous les matins ;
Et, mettant la céruse et le plâtre en usage,
Composa de sa main les fleurs de son visage.
L’ardeur de s’enrichir chassa la bonne foi :
Le courtisan n’eut plus de sentiments à soi.
Tout ne fut plus que fard, qu’erreur, que tromperie ;
On vit partout régner la basse flatterie.
Le Parnasse surtout, fécond en imposteurs,
Diffama le papier par ses propos menteurs.
De là vint cet amas d’ouvrages mercenaires,
Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires,
Où toujours le héros passe pour sans pareil,
Et, fût-il louche et borgne, est réputé soleil.
 
Ne crois pas, toutefois, sur ce discours bizarre,
Que, d’un frivole encens malignement avare,
J’en veuille sans raison frustrer tout l’univers.
La louange agréable est l’âme des beaux vers.
Mais je tiens, comme toi, qu’il faut qu’elle soit vraie,
Et que son tour adroit n’ait rien qui nous effraie.
Alors, comme j’ai dit, tu la sais écouter,
Et sans crainte à tes yeux on pourrait t’exalter.
Mais sans t’aller chercher des vertus dans les nues,
Il faudrait peindre en toi des vérités connues ;
Décrire ton esprit ami de la raison,
Ton ardeur pour ton roi, puisée en ta maison :
A servir ses desseins ta vigilance heureuse ;
Ta probité sincère, utile, officieuse.
Tel, qui hait à se voir peint en de faux portraits,
Sans chagrin voit tracer ses véritables traits.
Condé même, Condé, ce héros formidable,
Et, non moins qu’aux Flamands, aux flatteurs redoutable,
Ne s’offenserait pas si quelque adroit pinceau
Traçait de ses exploits le fidèle tableau ;
Et dans Seneffe en feu contemplant sa peinture,
Ne désavouerait pas Malherbe ni Voiture.
Mais malheur au poète insipide, odieux,
Qui viendrait le glacer d’un éloge ennuyeux !
Il aurait beau crier : « Premier prince du monde !
Courage sans pareil ! lumière sans seconde ! »
Ses vers, jetés d’abord sans tourner le feuillet,
Iraient dans l’antichambre amuser Pacolet.

Épîtres (1669-1698)

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