Maurice Rollinat

Les glissoires

Il fait un froid noir et tout gèle :
Abreuvoir, écluse et ruisseau.
Tous les puits, à l’endroit du seau,
Ont de la glace à leur margelle.
 
C’est pourquoi, vite, après la classe,
Les enfants viennent, à grands cris,
Glisser sur l’étang si bien pris
Qu’ils ne craignent pas que ça casse.
 
En tas, casquettes sans visière,
Bérets bâillants, chapeaux tortus,
Ils arrivent, les reins battus
Par leur petite carnassière.
 
Et, de-ci, de-là, tout heureuse,
Chaque troupe se met au jeu,
Sillonnant à la queue leu leu
La belle surface vitreuse.
 
Légères, folles, bien ingambes,
Elles ont indéfiniment
Le caprice du mouvement
Ces fragiles petites jambes !
 
Rapidement, mainte glissoire
Qu’en chœur tant de mutins sabots
Polissent comme des rabots
Est nivelée et presque noire.
 
On les voit gris et bleus les mioches
Qui, d’un trait, au bas des airs blancs,
Passent, les bras tendus, ballants,
Croisés—ou les mains dans les poches.
 
Et, plus d’un faisant la mimique
D’accomplir un besoin pressant
Reste accroupi, tout en glissant,
Avec un naturel comique.
 
Quelques très petiots se hasardent,
Mais, tombés trop fort, ayant peur,
Immobiles, pleins de stupeur,
Se tiennent au bord et regardent ;
 
Ils sont charmants, piteux et drôles,
Ces pauvres mignons étonnés,
Grelottants, la roupie au nez,
Le cou rentré dans les épaules !
 
Les autres, au long des saulaies,
Filent toujours avec entrain :
Tels, devant les vitres d’un train
Courent les arbres et les haies.
 
Sur le bruit des voix qui remplissent
Les échos de leurs appels fous
Tranche le vacarme des clous
Mordant, raclant, autant qu’ils glissent.
 
De loin, vous entendez, il semble,
Tant c’est ronfleur, dur et perçant,
Plus de cent meules repassant
Qui grinceraient toutes ensemble.
 
—Autour, des plaines dépouillées
Montrant leurs vieux herbages gris ;
Des arbres nus, d’autres maigris :
Tête ronde et feuilles rouillées.
 
Mais, vifs et gais comme la flamme,
Ces garçonnets au teint vermeil
Mettent là verdure et soleil :
Tout le printemps qu’ils ont dans l’âme.
 
Au cœur du paysage triste,
Entre ces lointains malheureux,
Sous ce ciel de métal,—par eux
La vie un instant resubsiste.
 
Ils sont le bonheur d’aventure,
L’éclat de rire triomphant
Qui passe comme un coup de vent
En cette mort de la nature !
 
Mais il se fait tard, le jour baisse.
Les glisseurs vont, moins résolus,
Et, bientôt, on ne les voit plus
Qu’à travers une brume épaisse.
 
Rien qu’un dernier monôme roide
De petits fantômes en noir !
Tous à la file !—et puis, bonsoir !
Ils se sauvent dans l’ombre froide.
 
Et, la nuit, aux torpeurs funèbres,
Donne un mystère inquiétant
Au face à face de l’étang
Avec la lune ou les ténèbres.

Paysages et paysans (1899)

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