Louise Ackermann

L’homme

Jeté par le hasard sur un vieux globe infime,
A l’abandon, perdu comme en un océan,
Je surnage un moment et flotte à fleur d’abîme,
                  Épave du néant.
 
Et pourtant, c’est à moi, quand sur des mers sans rive
Un naufrage éternel semblait me menacer,
Qu’une voix a crié du fond de l’Être : « Arrive !
                  Je t’attends pour penser. »
 
L’Inconscience encor sur la nature entière
Étendait tristement son voile épais et lourd.
J’apparus ; aussitôt à travers la matière
                  L’Esprit se faisait jour.
 
Secouant ma torpeur et tout étonné d’être,
J’ai surmonté mon trouble et mon premier émoi.
Plongé dans le grand Tout, j’ai su m’y reconnaître ;
                  Je m’affirme et dis : « Moi ! »
 
Bien que la chair impure encor m’assujettisse,
Des aveugles instincts j’ai rompu le réseau ;
J’ai créé la Pudeur, j’ai conçu la Justice :
                  Mon cœur fut leur berceau.
 
Seul je m’enquiers des fins et je remonte aux causes.
À mes yeux l’univers n’est qu’un spectacle vain.
Dussé-je m’abuser, au mirage des choses
                  Je prête un sens divin.
 
Je défie à mon gré la mort et la souffrance.
Nature impitoyable, en vain tu me démens,
Je n’en crois que mes vœux et fais de l’espérance
                  Même avec mes tourments.
 
Pour combler le néant, ce gouffre vide et morne,
S’il suffit d’aspirer un instant, me voilà !
Fi de cet ici-bas ! Tout m’y cerne et m’y borne ;
                  Il me faut l’au-delà !
 
Je veux de l’éternel, moi qui suis l’éphémère.
Quand le réel me presse, impérieux, brutal,
Pour refuge au besoin n’ai-je pas la chimère
                  Qui s’appelle Idéal ?
 
Je puis avec orgueil, au sein des nuits profondes,
De l’éther étoilé contempler la splendeur.
Gardez votre infini, cieux lointains, vastes mondes.
                  J’ai le mien dans mon cœur !

Poésies philosophiques (1871)

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