Jean de La Fontaine

Le petit poisson et le pêcheur

              Petit poisson deviendra grand,
              Pourvu que Dieu lui prête vie ;
              Mais le lâcher en attendant,
              Je tiens pour moi que c’est folie :
Car de le rattraper il n’est pas trop certain.
 
Un carpeau, qui n’était encore que fretin,
Fut pris par un pêcheur au bord d’une rivière.
« Tout fait nombre, dit l’homme en voyant son butin ;
Voilà commencement de chère et de festin :
              Mettons-le en notre gibecière. »
Le pauvre carpillon lui dit en sa manière :
« Que ferez-vous de moi ? je ne saurais fournir
              Au plus qu’une demi-bouchée.
              Laissez-moi carpe devenir :
              Je serai par vous repêchée ;
Quelque gros partisan m’achètera bien cher :
              Au lieu qu’il vous en faut chercher
              Peut-être encor cent de ma taille
Pour faire un plat : quel plat ? croyez-moi, rien qui vaille.
—Rien qui vaille ? Eh bien ! soit, repartit le pêcheur :
Poisson, mon bel ami, qui faites le prêcheur,
Vous irez dans la poêle ; et vous avez beau dire,
              Dès ce soir on vous fera frire. »
 
Un Tiens vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l’auras :
              L’un est sûr, l’autre ne l’est pas.

Les fables du livre V (1668)

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