Jean de La Fontaine

Le loup et le chasseur

Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux
Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux,
Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ?
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons ?
L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais : « C’est assez, jouissons »?
–Hâte-toi, mon ami, tu n’as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot, car il vaut tout un livre :
Jouis. – Je le ferai. – Mais quand donc ? – Dès demain.
–Eh ! mon ami, la mort te peut prendre en chemin :
Jouis dès aujourd’hui ; redoute un sort semblable
À celui du Chasseur et du Loup de ma fable. »
Le premier de son arc avait mis bas un daim.
Un faon de biche passe, et le voilà soudain
Compagnon du défunt : tous deux gisent sur l’herbe.
La proie était honnête, un daim avec un faon ;
Tout modeste chasseur en eût été content :
Cependant un sanglier, monstre énorme et superbe,
Tente encore notre archer, friand de tels morceaux.
Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordaient ; la Déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l’heure au monstre fatale.
De la force du coup pourtant il s’abattit.
C’était assez de biens. Mais quoi ! rien ne remplit
Les vastes appétits d’un faiseur de conquêtes.
Dans le temps que le porc revient à soi, l’Archer
Voit le long d’un sillon une perdrix marcher ;
Surcroît chétif aux autres têtes :
De son arc toutefois il bande les ressorts.
Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps ;
Et la perdrix le remercie.
Cette part du récit s’adresse au Convoiteux ;
L’Avare aura pour lui le reste de l’exemple.
Un Loup vit, en passant, ce spectacle piteux :
« Ô fortune, dit-il, je te promets un temple.
Quatre corps étendus ! que de biens ! mais pourtant
Il faut les ménager, ces rencontres sont rares.
(Ainsi s’excusent les avares.)
J’en aurai, dit le Loup, pour un mois, pour autant :
Un, deux, trois, quatre corps ; ce sont quatre semaines,
Si je sais compter, toutes pleines.
Commençons dans deux jours ; et mangeons cependant
La corde de cet arc : il faut que l’on l’ait faite
De vrai boyau ; l’odeur me le témoigne assez. »
En disant ces mots, il se jette
Sur l’arc qui se détend, et fait de la sagette
Un nouveau mort : mon Loup a les boyaux percés.
Je reviens à mon texte. Il faut que l’on jouisse ;
Témoin ces deux gloutons punis d’un sort commun :
La convoitise perdit l’un ;
L’autre périt par l’avarice.

Les fables du livre VIII (1678)

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