Jean de La Fontaine

La tête et la queue du serpent

Le Serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et Queue ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles :
Si bien qu’autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas.
La Tête avait toujours marché devant la Queue.
La Queue au Ciel se plaignit,
Et lui dit :
« Je fais mainte et mainte lieue,
Comme il plaît à celle-ci :
Croit-elle que toujours j’en veuille user ainsi ?
Je suis son humble servante.
On m’a faite, Dieu merci,
Sa soeur et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte
Aussi bien qu’elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin, voilà ma requête :
C’est à vous de commander
Qu’on me laisse précéder
À mon tour ma soeur la Tête.
Je la conduirai si bien,
Qu’on ne se plaindra de rien. »
Le Ciel eut pour ses voeux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors ; et la guide nouvelle,
Qui ne voyait, au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre :
Droit aux ondes du Styx elle mena sa soeur.
Malheureux les États tombés dans son erreur !

Les fables du livre VII (1678)

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