Jean Aicard

Sauts périlleux.

C’était un saltimbanque leste !
Sa vie était un carnaval ;
Son costume d’un bleu céleste
Scintillait d’astres en métal.
 
Il avait le poing sur la hanche.
Sa Colombine, verte et blanche,
L’admirait d’un air orgueilleux ;
Mais sa paupière était baissée,
Et l’on eût dit qu’une pensée
Germait en larmes dans ses yeux !
 
Jamais, dans les plus grandes fêtes,
Bouffon ne s’éleva si haut ;
Il faisait se dresser les têtes
Vers le ciel, à son moindre saut !
 
Sur sa joue amaigrie et blême,
Sous son rire blafard qu’on aime,
Sauvage, perçait la douleur ;
Il contenait dans sa poitrine
Toute une tristesse divine :
Il souffrait, lui, le bateleur !
 
Allons ! le spectateur trépigne !
Allons ! gai pantin, en avant !
Et si tu veux manger, sois digne
De ton voisin le chien savant !
 
Ah ! si l’on connaissait les causes !
Si l’on pouvait de toutes choses
Voir le fond à travers la nuit !
Savons-nous où plane ton âme ?
Sur ces tremplins où l’on t’acclame,
Savons-nous ce qui t’a conduit ?
 
Bah ! qu’importe à la multitude ?
Fais-la rire, même en pleurant ;
Dans une grotesque attitude,
C’est drôle un visage navrant !
 
Il vient, il bondit, il s’enlève !
Sa douleur, à lui, n’est qu’un rêve !
Plus que jamais leste et hardi,
Du haut de sa corde tendue
Feignant une chute éperdue,
Le saltimbanque est applaudi !
 
Comme il roule à travers l’espace !
Comme il est gracieux et fort !...
Mais tout à coup la corde casse,
Et l’on relève un homme mort.

Les jeunes croyances (1867)

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